Les portes fermées 1 : baigner dans le bon milieu

« Devenir quelqu’un », « réussir sa vie », « réaliser ses rêves » ;  on nous berce avec ces expressions un peu vagues. Mais l’ambition n’est pas toujours une option. Réseaux, codes, temps, ténacité : parfois, toutes les portes sont fermées…

 

L’Energie

L’autre jour, nous buvions un verre à l’occasion du grand départ d’un ami. Sa réussite actuelle dans ses projets personnels et professionnels implique un déménagement dans un futur très proche. Au cours de la discussion, il présente son point de vue sur le succès et la capacité à atteindre ses objectifs : c’est très simple, tout est une question d’énergie. Quand on veut quelque chose, il suffit de transférer suffisamment d’énergie vers ce quelque chose. L’énergie est limitée, on ne peut pas la créer, mais on peut la transformer. Si on fait suffisamment de sacrifices et qu’on s’accroche, on a a priori toutes les chances d’obtenir ce que l’on souhaite.

Je ne me lance pas plus que ça dans le débat et n’en vois pas trop l’intérêt. Après tout, je suis très contente pour lui et ne souhaite en aucun cas lui retirer de son mérite. Mais je ne m’en interroge pas moins. Qu’est- ce que signifie cette histoire d’énergie ? Est-ce qu’elle peut avoir du sens pour tous les gens que je connais ?

Il me semble que malgré tout, il oublie quelque chose. L’énergie ne nous permet d’avancer que lorsqu’on se trouve déjà sur une ligne droite.  Lorsque la route est dégagée et qu’il n’y a pas d’obstacle à l’horizon.

Il me semble qu’il oublie les portes fermées.

 

Alors qu’est-ce qui peut empêcher certaines personnes de concrétiser leurs projets quand d’autres les réalisent ? Qu’est-ce qui peut mettre un frein drastique à l’envie, voir à l’obsession de « réussir sa vie » ? Quelle est la frontière entre idéaux et réalité ?

 

 

Pour ces articles, j’ai tiré quelques exemples de mon expérience personnelle tout en ayant conscience de leurs limites. J’avais besoin d’illustration, mais je ne suis pas la personne la plus concernée par les difficultés que je vais aborder, et je considérerais même ma situation comme globalement privilégiée. Donc, afin de compléter et d’enrichir l’article, n’hésitez pas à me faire part de vos propres expériences dans les commentaires !

 

 

Porte 1 : les réseaux

Pendant très longtemps, je n’ai pas entendu parlé de « réseaux ». Ce n’est pas quelque chose qui ait eu du sens, dans ma famille ou autour de moi. Cette idée qu’il faut connaître les bonnes personnes pour avancer dans la vie. Qu’il faut avoir des relations.

C’est à 18 ans que j’y ai songé pour la première fois, malgré moi. Au moment de trouver mon premier travail étudiant.  Quand on commence à distribuer ces CV désespérément vides, on est bien embêtés. Tous les potentiels employeurs demandent le traditionnel « est-ce que tu as de l’expérience ? ». Personne n’est très enthousiaste à l’idée d’embaucher un.e novice, ne serait-ce que pour laver des assiettes ou travailler dans un supermarché.

J’obtiens finalement un des emplois proposés par la ville : surveiller la petite exposition du coin et accueillir les visiteurs. On m’a appelé la veille pour le lendemain, sans doute car une autre personne s’était désistée. En échangeant avec mes collègues, du même âge que moi, je découvre qu’ils avaient tous été contactés il y a plusieurs semaines,  voir plusieurs mois. La raison ? Leurs parents sont en contact avec des personnes de la mairie.

Bref, je découvre que même pour travailler dans un magasin, un restaurant, pour vendre des tickets de train ou travailler dans une des curiosités locales du coin, il est bon de posséder un précieux sésame. Un parent, un ami ou un membre plus éloigné de la famille qui travaille au bon endroit ou peut te donne une « clef » pour avancer. Qui peut t’ouvrir des portes. Pas de bol pour moi, mes deux parents soit infirmiers et même pas dans un hôpital, sans quoi j’aurais pu facilement me faire embaucher pour faire le ménage.  Quant aux taffs pour jeunes plus « qualifiés », je n’y avais même pas songé.

Heureusement, un travail étudiant, ça reste pas si compliqué à obtenir, et je ne penserai plus à cette problématique pendant quelques temps.

Aujourd’hui, je dois bien constater qu’il y a tout un tas de gens autour de moi préoccupés par ces histoires de « réseaux » et de « pistons ». Tout un milieu et des habitudes que je ne m’explique pas très bien. Ces échanges de cartes, de numéros de téléphone et d’adresses mails. Des événements entiers organisées afin que des personnes s’échangent leurs noms. Ces rituels semblent bien étranges quand on n’y a pas été préparé.

Et moi, qui n’avais jamais réfléchi à tout ça, je finirais presque par paniquer. Tout est une question de rencontres. Des rencontres qui te font avancer, connaître d’autres personnes. C’est comme un gigantesque jeu d’échecs.

Les réseaux sont partout. Dans la vie professionnelle, universitaire et même dans la vie sociale ordinaire. Il faut un réseau pour trouver un stage intéressant ou un job décent, pour faire de la recherche ou simplement pour rentrer dans une boîte de nuit.

Il faut un carnet d’adresses, il faut networker, il faut saisir les opportunités et se rendre aux événements. Quel que soit ton milieu ou tes projets.

 

Mais montrons-nous raisonnables. Les réseaux ça se créé facilement et ça se trouve partout. Les rencontres, on peut déjà en faire au bout de la rue. On finit toujours par s’en sortir.

Le vrai problème n’est pas forcément de croiser et d’approcher des personnes, le plus délicat et de connaître les codes pour aborder les personnes qui nous entourent. Savoir , Quand et Comment ?

 

Porte 2 : les codes

« Tu ne sais pas te tenir »

C’est ce qu’on m’a dit un jour au restaurant ; ce que j’ai entendu dire à propos d’autres personnes ; que j’ai moi-même déjà pu penser en face de quelqu’un.  Tous ces gestes qu’on ne contrôle pas, voir, qu’on ne connait pas alors qu’on les attend de nous.

Une manière de communiquer, de s’adresser aux personnes, de les regarder. Des mots à prononcer, des gestes. Une manière de se tenir, de bouger, de contrôler sa voix ou son corps. De sourire ou de tendre la main « tu ne sers pas la main comme il faut ». C’est avoir des vêtements appropriés, le style, le maquillage ou la coiffure qu’il faut. Des chemises repassées et sans tâches. Sans trous. Des chaussures propres.

Tout un tas de petites choses anodines qui demandent un apprentissage adapté.

Ne pas laisser traîner son sac par terre – ne pas s’assoir n’importe comment – ne pas soupirer – ne pas s’affaisser – connaître les bonnes formules de politesse – savoir comment écrire une lettre de motivation et rédiger un CV – savoir s’exprimer correctement – comprendre les messages qui ne sont pas clairement formulés – savoir disposer les différentes parties de son corps dans l’espace : ses mains, ses jambes, ses doigts, ses yeux,etc.

En définitive : connaître la culture du milieu dans lequel on gravite, quel qu’il soit.

La culture, ce sont les codes.

Et sans eux, le sentiment de décalage est immédiat.

 

Quand j’ai découvert ce qu’était une « classe préparatoire », j’étais au lycée. Des connaissances plus âgées avaient pour projet de s’engager dans cette voie. Je considérais tout cela d’un œil sceptique. Ça me paraissait vraiment un autre monde. Je pensais « moi, jamais je ne ferai un truc pareil, pas question que je sacrifie ma vie et mes plaisirs pour étudier ». Pour moi, c’était un truc monstrueux. Pourtant, pour la plus grande surprise de mon moi de 16 ans, je finis par quitter ma petite ville afin de rejoindre une khâgne et hypokhâgne. Au final, ce sont mes profs qui m’ont poussé à le faire et, malgré les inquiétudes de mes parents « tu vas avoir trop de pression », « tu n’es pas obligé de faire ça », j’ai fait ce qu’ils m’ont recommandé, en bon petit être social.

Avant, je n’avais jamais douté de mes capacités intellectuelles, je ne m’étais même jamais posé la question. Tant mieux pour moi. Mais tout un tas de petites réflexions, appuyées par un certain nombre de mauvaises notes et de critiques acerbes me mirent le doute. Mes trop nombreuses fautes d’orthographes à l’écris, cette amie qui reprenait systématiquement mes fautes de grammaire à l’oral, la fois où on s’est moqué de moi parce que je ne savais pas prononcer « chaotique », mon accent en anglais « bizarre », ma prof d’espagnol un jour « Mais qu’est-ce que tu fais là ? » (cette même prof qui s’était un jour énervée contre une autre élève, car elle avait écrit « si il » à la place de « s’il » ; lorsque l’élève en question s’était faite qualifier « d’illétrée », elle s’était mise à pleurer puis avait quitté la salle de classe). Et le comble du comble : la meilleure élève de la classe qui s’étonne en me regardant « quoi, tu n’es jamais allée à l’opéra ? ».

Toutes ces réflexions semblent bien souvent innocentes et on n’y prête a priori pas vraiment attention. Mais peut-être qu’inconsciemment, sans qu’on se l’avoue, elles peuvent nous mettre en situation d’insécurité, risquer de nous faire douter lors d’une prochaine interaction sociale.

Mon prof de philo était plus bienveillant. Lui m’a dit apprécier ma manière si simple de m’exprimer. Sauf que je demeure perplexe : pour moi il ne s’agit pas d’une manière simple, juste d’une manière normale (voir un peu complexe).

Je suis finalement restée jusqu’au bout de ces deux années, sans toutefois pouvoir complètement adhérer au système et en essayant de ne pas trop le prendre au sérieux. Il y avait quelque chose qui me semblait fondamentalement injuste…. (les meilleures élèves étaient filles de profs, de diplomates… ; la seule fille d’ouvriers était comme par hasard…tout en bas des classements), voir me mettait mal à l’aise (parfois, pour nous faire rire, notre prof de littérature nous lisait des extraits de Jourde et Naulleau, un manuel satirique qui reprend des extraits de livres populaires, comme ceux de Marc Lévy ou d’Anna Gavalda, pour s’en moquer et démonter leur style point par point).

 

Il ne s’agit que d’un exemple, mais cela m’a permis de me rendre compte à quel point il est nécessaire de baigner dans un milieu pour pouvoir en saisir toutes les subtilités, pour être préparé à y participer. Ce qui me semble actuellement une très grosse injustice, ce sont les langues étrangères, la maîtrise de l’anglais. Aujourd’hui, on a très souvent besoin de cette compétence dans notre vie et il est très difficile de rattraper son retard. Pour être l’aise, avoir du vocabulaire ou un accent convenable, pas de miracle : il est préférable d’avoir voyagé, vécu à l’étranger ou fait des stages sur place, avoir fréquenté les grosses villes et rencontré des étudiants étrangers, avoir été immergé dans cette univers multiculturel depuis toujours.

Posséder les codes c’est savoir où se trouve les portes « logiques » et comment les ouvrir, y compris où trouver les réseaux nécessaires.

L’an dernier, j’ai travaillé un mois en tant qu’assistante personnelle et interprète pour une société de conseil un peu louche. J’ai arrêté lorsque mon boss s’est mis à rechigner pour mes payer toutes mes heures. J’avais trouvé l’annonce sur les petites annonces d’Ebay. Alors que je racontais l’anecdote à une amie, elle a rit, « vraiment, il n’y a que toi pour aller chercher du travail sur ce site ». Inconsciemment, elle m’avait fait comprendre qu’il me manquait quand même certains codes. On ne cherche pas du travail comme ça.

 

Dans la prochaine partie, je parlerai des « portes » qui ne dépendent pas directement de l’apprentissage.

 

(La suite de l’article est disponible ici)

7 réflexions sur « Les portes fermées 1 : baigner dans le bon milieu »

  1. Je trouve également. Ces articles sont une tentative de montrer l’étrangeté de telles expressions, quand ce que nous comprenons par exemple par « devenir quelqu’un » dans notre société actuelle ne concerne que des personnes dans une situation bien particulière et bénéficiant déjà de certains privilèges, alors que cette même société valorise le fait de se réaliser « soi-même » et d’être « acteur de sa destinée ». Enfin, je ne sais pas si c’est très clair…

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