Les portes fermées 2 : gagner sa place

« Devenir quelqu’un », « réussir sa vie », « réaliser ses rêves » ;  on nous berce avec ces expressions un peu vagues. Mais l’ambition n’est pas toujours une option. Réseaux, codes, temps, ténacité : parfois, toutes les portes sont fermées… (suite de l’article)

 

Dans la première partie de l’article, j’ai parlé de deux portes essentielles à franchir lorsqu’on cherche sa place dans la société et berce des projets ambitieux : avoir les bons réseaux et connaître les codes sociaux des milieux où l’on gravite. Ça, ce sont des choses qu’on accumule tout au long de sa vie. Qu’on acquiert ou apprend.

On ne possède ni l’un ni l’autre ? On fait face à un mur. Mais les détours sont encore possibles. On peut toujours aller tâtonner de l’autre côté.

Maintenant, j’aimerais parler de ces portes, de ces obstacles qui sont directement liés à notre identité profonde, à ce que nous sommes. Ce qui est déjà là, déjà donné.

Oui, pour agir, pour atteindre les objectifs qu’on s’est fixés, encore faut-il déjà être dans la norme.

 

Pour ces articles, j’ai tiré quelques exemples de mon expérience personnelle tout en ayant conscience de leurs limites. J’avais besoin d’illustration, mais je ne suis pas la personne la plus concernée par les difficultés que je vais aborder, et je considérerais même ma situation comme globalement privilégiée. Donc, afin de compléter et d’enrichir l’article, n’hésitez pas à me faire part de vos propres expériences dans les commentaires !

 

Porte 3 : la norme

Notre mode de vie actuel implique de soigner son apparence physique et de parler le même langage (posséder les mêmes codes) que ses interlocuteurs pour être entendu et écouté. Mais parfois, au-delà de ce qui se dissimule dans nos expressions ou nos mouvements, c’est notre identité première – apparente ou non – qui pose problème. Qui devient frontière entre nous et ce qu’on vise.

C’est peut-être notre sexe, notre couleur de peau ou notre nationalité. Notre situation physique ou mentale. C’est toujours ce qui crée une différence, et donc souvent une distance, avec les personnes en face.

Pour que les personnes directement liées à notre objectif, celles à même de nous encourager et de nous soutenir, nous autorisent à nous accomplir, il faut susciter de la confiance, de la familiarité. Il faut automatiquement être reconnu comme un semblable. Il faut déjà correspondre à ces modèles et pouvoir se projeter en eux.

Ce n’est pas le cas ? Notre identité prend le pas sur nos véritables compétences. Immédiatement, nos propos, notre attitude ou nos motivations risquent d’être mis en doute ou de créer de la méfiance. Sans que cela soit forcément conscient, d’un côté comme de l’autre. Plus que de la sympathie, nous risquons de susciter de la condescendance ou d’être tout simplement ignorés, car non « reconnu » comme sujet. On devient l’Autre. Or, être l’Autre, c’est pouvoir être rejeté.

Cette difficulté est particulièrement palpable pour les personnes en situation de minorité : personnes racisées, intersexes, non-valides, non neurotypiques, personnes grosses ou ayant une particularité physique, etc.

Un exemple : en France, il est très difficile de se faire entendre lorsque l’on possède un accent. Qu’il soit africain, maghrébin, belge ou même provincial, notre accent risque de devenir un obstacle dans notre vie professionnel, voir même vie sociale. Marque de notre altérité, l’accent peut déconcentrer notre auditoire et l’empêcher de nous prendre au sérieux.

Entre 2015 et 2017, deux articles de Slate se sont consacrés à ce sujet , ici et . Ils montrent à quel point notre particularité linguistique peut être difficile à accepter. Ainsi, si l’on souhaite travailler dans les médias notamment, on a tout intérêt à gommer cette partie de notre identité. Le premier article utilise l’exemple d’une journaliste indépendante d’origine québécoise. Elle a fait ses études en France mais travaille ensuite à Jérusalem.

Cet été, une radio française l’appelle en urgence pour un sujet. Elle signale qu’elle est québécoise, demande si c’est ok. On va consulter un chef pour savoir si son accent «peut passer». Finalement, non. En France, les accents doivent coller à une géographie particulière. Une québécoise correspondante à Montréal, oui. Une Québécoise à Jérusalem s’adressant à un auditoire français, non.

 

Lorsqu’on ne correspond pas complètement à la norme, difficile d’atteindre ses objectifs. Si on veut avoir une chance, il faut faire preuve de persévérance. S’accrocher de toutes ces forces. Mais cette capacité ne sort pas nul part. Sans encouragements, il lui sera difficile de survivre.

 

 

Porte 4 : la ténacité

(Grâce au soutien de son milieu)

Quand on veut quelque chose, il est préférable de le vouloir longtemps. Souvent, la ténacité est le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs, à moyen ou long terme. Mais cette ténacité dépend bien souvent du soutien de nos proches ou des personnes qui nous entourent.

Souvent, ténacité et norme sont reliées. Quand on ne nous fait pas confiance, car on est en décalage par rapport à une norme, on finit par perdre notre énergie. Petit à petit. Et on est éliminé du système.

Il y quelques années, j’aspirais à faire de la recherche, à participer au monde universitaire. Aujourd’hui, j’ai complètement abandonné cette perspective. Pourquoi ? Cela ne m’intéresse plus. Mais suis-je complètement honnête ? Est-ce vraiment moi qui ai changé d’avis ou ce milieu qui en a décidé pour moi ? Une petite remise en contexte s’impose…

Ma faculté était (est) un milieu très masculin. A l’époque, nous étions autant de filles que de garçons dans ma classe. Pour autant, la parité ne régnait pas. Tous nos professeurs étaient des hommes. Pas une seule femme. Quant aux auteurs que nous lisions, même combat. En un an, nous avons lu une seule auteure. Pour des dizaines et dizaines d’auteurs. En cours, c’était presque toujours le même groupe de garçons qui prenait la parole, ces mêmes garçons qui accompagnaient parfois les professeurs à la salle de sport. Nous les filles, nous participions peu, car nous avions peur de dire des bêtises. Et effectivement, malgré mes excellentes notes et mon caractère assez fort, ces camarades masculins s’entêtaient à m’adresser la parole comme si j’étais une petite fille, comme si j’étais déjà leur élève, n’hésitant pas à me ramener à mon identité sexuelle. Un jour pendant une discussion « tu sais, ce n’est vraiment pas joli ces mots dans la bouche d’une fille ».

Immanquablement, on commence à douter. A remettre en doute ses compétences et à se concentrer sur les éléments non-essentiels (après cette discussion j’étais allée voir mes amies « Est-ce qu’il y a vraiment un problème avec ma manière de parler ? ». On perd sa ténacité.

Pour se tenir à ses objectifs, il est important d’être reconnu dans ces tentatives. De voir ses efforts valorisés. Quand on naît et gravite dans un milieu ambitieux, prêt à nous soutenir à nous encourager et à nous inspirer, il est naturellement plus facile de se laisser porter et de croire en soi, quelque soit ses projets personnels. De trouver l’endurance nécessaire.

J’ai parlé de milieu. Car effectivement, il s’agit ici souvent d’un milieu familial et social. Les personnes qui nous voient grandir et jouent chacune à leur manière un rôle dans notre apprentissage. Mais comme je l’ai montré, il peut très bien s’agir du milieu professionnel et éducatif.

Dans le roman En finir avec Eddy Bellegueule, Edouard Louis nous raconte son enfance dans un petit village pommé du nord de la France. Il raconte comment il a brutalement changé de milieu social au moment de son entrée au lycée. Issu d’un milieu très pauvre et violent, où le racisme, le sexisme et l’homophobie sont ordinaires, il s’est mis à fréquenter un milieu bourgeois, intellectuel et plutôt favorisé, jusqu’à son arrivée à L’Ecole Normale Supérieure. Ce « saut » d’un milieu à un autre n’a été possible, comme il l’explique, que car il était déjà rejeté, exclu par son propre milieu, en raison de sa différence et de son homosexualité.

En revanche, sa sœur n’a pas eu les moyens de réaliser ses projets. Dans ce roman, il raconte comment sa ténacité s’est  petit à petit ébranlée et comment elle a revu à la baisse son « ambition professionnelle ». J’aimerais vous montrer cet extrait :

Ma sœur avait d’abord voulu s’orienter, quand elle était au collège, vers une carrière de sage-femme avant de nous faire savoir qu’elle serait finalement professeure d’espagnol «pour gagner beaucoup d’argent ». Nous percevions les enseignants comme des petits-bourgeois et mon père s’agaçait lors des grèves dans l’Education nationale « Avec tout le fric qu’y se mettent dans les poches ils se plaignent encore ».

Elle avait été convoquée aux habituels rendez-vous avec le conseiller d’orientation et lui avait exposé son souhait de devenir professeure d’espagnol dans un collège « Mais vous savez mademoiselle maintenant l’éducation c’est bouché, tout le monde veut devenir prof alors il y a de moins en moins de places, et les gouvernements donnent de moins en moins d’argent pour ça, l’éducation. Vous devriez faire quelque chose de plus sûr, de moins risqué, comme la vente, et en plus, je regarde vos résultats, pas très bons il faut bien le dire, à peine la moyenne c’est juste pour faire un baccalauréat ».

Elle était rentrée irritée un soir, après un de ces rendez-vous, dépitée par les tentatives du conseiller d’orientation pour modifier ses projets « Je vois pas pourquoi qu’il me pète les couilles l’autre, je veux faire prof d’espagnol ». Mon père « Tu dois pas te laisser donner des leçons par un nègre » (le conseiller d’orientation était martiniquais).

Ma sœur a résisté dans un premier temps. Le conseiller l’a convoquée à plusieurs reprises. En classe de troisième, elle avait dû faire un stage dans une entreprise et le conseiller l’avait dirigée vers la boulangerie du village. Quelques semaines après ce stage elle a expliqué à ma mère (déçue : « On aurait bien aimé qu’elle a un plus beau métier ») qu’elle ne voulait plus être professeure d’espagnol mais vendeuse. Elle était certaine de son choix, le conseiller d’orientation avait eu raison. La filière de l’apprentissage lui garantissait un revenu sur lequel elle comptait pour faire ce dont elle avait été privée toute sa jeunesse à cause du manque d’argent des parents

Dans cet extrait, on voit que la sœur d’Edouard bénéficiait a-priori du soutien de ces proches, notamment de sa mère. Mais sa mère n’a également pas fait d’études et son soutien semble avoir moins d’importance que les doutes du conseiller d’orientation, plus diplômé, plus riche, et donc plus dominant. Dès lors, le soutien de son milieu est désactivé. Et son environnement scolaire défait progressivement son ambition et ses rêves. Dans son cas à elle, le désir d’accéder à de meilleures conditions de vie est vu comme « trop risqué ».

Mais c’est également le besoin d’argent et l’urgence du quotidien qui grignote la résistance de cette jeune femme. Ce qui nous amène à la porte suivante…

 

 

(La suite et fin de cet article est disponible ici)

4 réflexions sur « Les portes fermées 2 : gagner sa place »

  1. Toujours juste !!
    On commence à toucher à cet aspect quand même clé du rapport qu’a l’individu en question à la société, et le rôle qu’il a dans son « destin ». J’attends avec impatience votre conclusion. Je sais d’avance qu’elle va me mettre mal à l’aise parce que je crains de ne parvenir ni à être d’accord ni à n’être pas d’accord, et croyez-moi, c’est un compliment 🙂
    A titre de piste sur ce qui me perturbe, voici : un aspect clé est que chacun est libre d’aller contre la norme, mais que oui, cela a un prix qu’il appartient à chaque individu de payer – Van Gogh, Verlaine ou Dostoievski l’ont fait ; avec les malheurs et les succès que l’on connaît. Parmi les questions, il y a celle-ci : attend-on de la société qu’elle n’ait pas de norme ? Cela me semble impossible. Attend-on qu’elle permette à chacun d’être Van Gogh sans ses malheurs ? Je ne le crois pas non plus…

    Aimé par 1 personne

    1. Merci beaucoup pour ce retour ! La suite devrait arriver demain ou après-demain 🙂

      C’est amusant, j’ai eu un peu le même sentiment vis à vis de ces articles : l’impression d’être à la fois d’accord et pas d’accord avec moi-même. Une impulsion m’a poussé à les écrire, mais je n’étais pas complètement sûre de moi « vraiment, qu’est-ce qui me motive ici ? Quel message je veux faire passer ? S’agit-il seulement de réflexions libres ? » En tout cas, ce sujet est délicat et complexe et c’est justement ce qui m’a poussé à m’y pencher !

      J’espère que cette troisième partie pourra vous intéresser !

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