L’art n’existe pas

Repenser l’art, repenser l’artiste.

Affaire Polanski et compagnie, les scandales sont très nombreux dans les milieux privilégiés de l’art et de la culture dominants. Dès qu’on creuse un peu – ou plutôt dès que les paroles commencent à se délier – c’est pas très joli à voir. Pourtant, on continue à vouloir faire de l’art comme s’il s’agissait d’une vocation de foi, on continue à vouloir être artiste pour obtenir la reconnaissance sociale qui accompagne ce statut particulier sans s’interroger sur son bien-fondé.

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« Mais moi c’est pas pareil, je suis un artiste ». Je regarde mon interlocuteur – homme blanc cis bien sapé d’un trentaine d’années sous coke – avec des yeux vides. La soirée s’annonce plutôt mal, alors que je viens à peine d’arriver. Nous avons été guidées vers ce bar par une copine, qui souhaitait retrouver une connaissance. Manque de bol, l’espace est occupé par une troupe d’éméché.e.s appartenant tous à une même entreprise très connue et très lucrative – i.e.ls viennent s’encanailler entre collègues. Afterwork. L’entreprise en question est bien pire que douteuse au point de vue éthique et j’ai pas spécialement envie de faire du copinage avec ses hapiness managers et autres experts en greenwashing. Je décide de faire le point avec mon interlocuteur le plus proche. Nous venons d’entamer une discussion et il ne travaille pas pour l’entreprise. « Dis, tu as vu, ça craint cette ambiance, qu’est-ce qu’on va faire ? ». Mon interlocuteur est surpris. « Oh tu sais moi je m’en fiche un peu, avant tout je suis un artiste ». Il ne se sent pas concerné et, apparemment il en est plutôt fier. Comme il me l’explique, son engagement à lui, c’est la création.

Bien sûr que dans une société ultra-capitaliste et ultra-compétitive on est rapidement amenés à s’en fiche de tout un tas de trucs. Parce qu’il est extrêmement compliqué d’obéir en toutes circonstances à des idéaux éthiques et d’être moralement irréprochable – à moins d’être déjà extrêmement privilégié.e et de ne pas craindre grand-chose (ne pas avoir besoin de travailler et de gagner de l’argent par exemple, ou ne pas être dépendant des décisions de plus gros que soi). Les compromis sont parfois une question de survie et de préservation de sa santé mentale autant que physique. Mais le problème ne se situe pas là. Le problème c’est de brandir un statut social valorisé comme un totem qui te disculperait automatiquement de tout effort moral et serait par essence un gage de droiture. Le problème c’est de donner tant d’importance à un simple statut – l’artiste – et d’être prêt à tout pour se le faire octroyer, y compris à ignorer tout ce qui se trouve autour de soi.

Pureté ou pourriture ?

De deux choses l’une :

– Si on suit quelques considérations basiques, le processus de création apparaît comme un moyen radical d’échapper aux trivialités du quotidiens et d’entrer dans une dimension supérieure, dans un refuge de pureté, de profondeur et d’éternité (cf : ce qu’on nous rabâchait dans les oreilles dès les premiers cours de philo en terminale). Créer c’est déjà être éthique par essence car on vise, sinon le beau, au moins une expression ou interprétation puissante et intense du réel – une vérité, un bien.
Il y a quelque chose de noble, de religieux, de sacré dans l’art, car c’est la sphère privilégié de dépassement de sa propre humanité, de dépassement de soi. De petite, faible et limitée, la simple personne devient demi-dieu. En offrant son cadeau – son art – au reste de l’humanité, elle est reconnue par ses semblables, elle est admirée, voir vénérée. Elle s’affirme, affirme son existence et affirme sa vision du monde. Le.a créateur.trice permet aux humains de se retrouver pour célébrer des valeurs communes, jouir de leur propre forme d’être et de leur réussite en tant qu’espèce : ils se rendent à des cérémonies (cf : les césars), divers hommages ou dans les temples sacrés que sont les musées. Au milieu de la grande messe de l’art, l’artiste bénéficie donc d’un statut particulier, il reste à la frontière de la société, du capitalisme, de l’exploitation et de la violence ; il ou elle n’est que prête ou prêtresse.

– Mais dès lors, les candidats sont nombreux pour le sacerdoce – trop nombreux même. Car le rôle d’artiste est un moyen efficace de donner du sens à son existence et de trouver sa place dans notre société. Le rôle d’artiste confirmé – quel que soit son domaine d’expression – est associé à la réussite, il a de la valeur sociale et il est donc convoité. Parce que l’artiste peut non seulement avoir un grand pouvoir d’influence – iel existe, iel est reconnu et sa compagnie est désirée – mais iel a aussi la chance de pouvoir consacrer son existence à son œuvre, de performer son individualité – il n’est pas seulement soumis à son environnement et à la volonté des autres.
Et, comme qui dit compétition dit luttes de pouvoir, les décors de la création sont – alors qu’on associe l’acte artistique à la pureté et à la sincérité – envahis de sourdes rancœurs, de frustrations, de ressentiment, de copinage et donc de phénomènes de violences et d’exclusions (comme les décors de toutes les hautes sphères), particulièrement sur ce.ux.lles plus « vulnérables », considérés comme plus faibles.

L’artiste n’est qu’une facette d’une société de classes

L’artiste trouve alors sa place parmi les autres statuts dominants de notre société de classe. Et, si les cours d’histoire au lycée nous ont appris que la révolution français de 1989 a mis fin à un Ancien Régime et à sa division sociale entre Noblesse, Clergé et Tiers-Etat, on oublie souvent d’insister sur l’organisation actuelle de notre société, tout autant hiérarchisée. Et qui domine ? On a d’un côté la sphère politique, judiciaire et diplomatique, de l’autre les milieux financiers des entrepreneurs ou actionnaires. En face, on trouve également l’Université et la Recherche qui sont à la source de la science et du savoir tandis que les médias se chargent de le diffuser. Enfin, les artisans de la communication et de l’esthétique commerciale ainsi que les artistes qui conservent (en général) plus d’indépendance.
Mais, même si les temps ont changé et que les puissants n’ont plus (ou presque plus) la possibilité de se prétendre choisis par l’autorité absolue divine, les avantages dont bénéficient nos classes dominantes contemporaines ne sont pas si éloignés de ceux qui étaient propres à la Noblesse d’antan, c’est à dire puissance de décision, avantages fiscaux/revenus importants et relative impunité. Dans tous les cas, les strates les plus élevées de ce beau petit monde continuent à occuper l’espace central du pouvoir (Paris) et demeurent culturellement ET physiquement séparées du reste de la société française (voir ne se sentent pas concernées par elle).
Bien-sûr, l’art reste la classe la plus souple et la plus dynamiques, car l’art n’est jamais au cœur des processus de décision, il ne fait que les accompagner et demeure moins dangereux. Les puissants finissent donc souvent par accepter la créativité des bas-de-classe qui, même s’ils y sont parfois fortement réticent dans un premier temps, leur apportent tout de même exotisme et fraîcheur. Elle est distrayante et inspirante, apporte un peu de poésie. Mais cette souplesse implique donc une redéfinition permanente de ce qui est création de valeur, de ce qui est art et de ce qui ne l’est pas.

Le « vrai » art…et le reste

Prenons au plus simple : qu’est-ce que l’art comme simple notion générale ? Comme idée de base ?
Il s’agit, semble-t-il de faire acte, de faire œuvre, en gros, produire quelque chose. L’art est un savoir-faire, la transmission d’émotions, d’une sensibilité, un moyen de procurer du plaisir ou de se stimuler en tant qu’individualité ou groupe. D’élargir le champs des possibles et de la perception pour ci.el qui accepte de recevoir l’art autant que pour ci.el qui fait l’effort de le produire. C’est l’expression d’une énergie spécifique.
L’art s’étend bien évidemment toujours au-delà des cercles les plus dominants ; il s’expérimente. De l’artiste de rue à l’artiste d’opéra, du créateur ou de la créatrice inconnu.e et anonyme aux people placé.es sous les feux des projecteurs, il y a tout un monde. Mais, même si les termes d’art et d’artiste regroupent un ensemble de notions vagues et seulement temporaires, le mot implique sa définition et une nuanciation. Et alors, le classe « art » entraîne la création d’un second système de hiérarchisation : la différence entre les arts nobles, beaux, « vrais » et les arts inférieurs, un peu moins complets, un peu moins profonds.
Prenons un exemple pour comprendre cette hiérarchisation mouvante. Autrefois, les acteur.ices, était associé.es à la prostitution. Iel ne rentrait pas dans la catégorie « art » ou alors seulement art médiocre et impur. Pourtant, l’acteur.ice est aujourd’hui starifié.es, iel est « pur », tandis que la prostitution, à côté, reste décriée et considérée comme « avilissante ». Il y a eu différenciation et évolution d’un jugement de valeur. Le mot art implique cette catégorisation artificielle entre ce qui est décent et de ce qui est bas, populaire, sans intérêt, voir vile. Il y a le bon goût et ce qui est simple divertissement, voir dépravation. Organiser des Césars du Cinéma en France aujourd’hui, c’est continuer à poser cette limite de manière précise et officielle. C’est un acte annuel de redéfinition de ce qui est acceptable, ce qui ne l’est pas. Mais qui organise la cérémonie ? Qui l’a toujours organisé ? Ceux qui ont richesse et pouvoir, qui sont parfaitement insérés socialement, qui vivent et travaille principalement dans une seule et même capitale.
Bourdieu expliquait déjà que l’art participe à l’organisation de l’échiquier social et permet aux élites de se regrouper, de se reconnaître entre elles puis de s’auto-célébrer. Dans l’esprit, dis moi ce que tu trouves beau, ce qui te touche, je te dirai quelle classe sociale est la tienne. Mais au-delà des beaux-arts et des arts médiocres, on définit également quelles techniques et pratiques sont artistiques et créatrices, tandis que d’autres sont triviales et non-art, non-intellectualisables, comme la cuisine, le massage, le jardinage, le maquillage, la broderie ou la coiffure et tant d’autres. L’Art et l’artisanat. On creuses de grosses frontières à coup de bulldozer.

 

Art engagé : une fausse solution ?

Si l’art est seulement outil de domination et jouet au service d’un système de classes capitaliste, corrompu et violent, on pourrait prétendre que la résistance de l’artiste est déjà une étape clef du changement. Mais si on considère que l’art est une partie dynnamique et intégrante de ce système, la résistance ne permet rien, sinon faire bouger une définition actuelle. On inclut certaines personnes pour en exclure d’autres et cetera.
Lors de la cérémonie des Oscars de cette année, Natalie Portman a arboré une robe Dior sur laquelle figuraient les noms des réalisatrices absentes des nominations. Pour elle, il s’agissait d’un hommage « subtile » à celles qui n’ont pas été reconnue pour leur travail. Mais ici, l’acte est si « subtile » que l’actrice n’y risque pas grand-chose, à l’inverse de nombreuses féministes qui l’ont précédé. Il s’agit d’un acte de résistance qui crie « attention, je veux quand même garde ma place ». De même que l’œuvre de bienfaisance de l’entrepreneur ultra-riche ne fait que confirmer son pouvoir et sa supériorité (toujours son « droit » de choisir, d’agir), l’acte de l’artiste engagé puissant rentre toujours dans son processus de réussite individuelle et sa quête de toujours plus de privilèges sociaux. l’artiste engagé.e critique le fait qu’un réalisateur comme Polanski puisse gagner un César, mais iel se rend tout de même à la cérémonie et applaudit quand on lui demande. Ici, les gestes d’Adèle Haenel, qui, dans son refus de cautionner la victoire de Polanski, va jusqu’à quitter brutalement la salle ou d’Aïssa Maïga, qui n’hésite pas à confronter le public à son racisme tout le long de son intervention, semblent une évolution. Quelle serait l’étape supérieure ? Ne même plus se rendre sur les lieux ? Manifester devant la porte, comme l’ont fait de nombreux.ses féministes, et essayer d’aller jusqu’à empêcher complètement l’événement ?

De l’art des élites à l’art de tous ?

Retour à la case départ : le problème réside dans ce statut, cette capacité à décréter une supériorité et à en tirer des privilèges. A séparer une discipline d’autres discipline, un humain des autres. Un statut ne doit pas être là pour donner des droits supplémentaires mais non justifiés. Un statut devrait seulement accorder des compensations à des personnes souffrants d’un désavantage de base, d’une précarité, d’une vulnérabilité.
Artiste ; Art. Pourquoi a-t-on besoin de tels termes ? Pourquoi séparer les savoirs-faire en deux catégories distinctes – le beau-art célébré et l’art-de-faire trivial/quotidien ? Pourquoi des êtres auraient le privilège de s’exprimer et d’agir tout en bénéficiant d’une impunité presque illimitée ?

Polanski c’est : 12 accusations de viol, des jeunesses et des vies entières gâchées, à peine une quarantaine de jours derrière les barreaux, une petite période d’assignation à résidence en Suisse. A côté : ses films primés dans de nombreux festivals internationaux, la possibilité de tourner avec les acteur.rices les plus réputés et un budget de 22 millions d’Euros pour sa dernière réalisation.

Bref. Il est tout à fait humain de vouloir être doué.e dans son domaine tout en étant désireux de reconnaissance. Sans aller jusqu’à des actes de violence sur ses semblables, un.e humain.e se prend facilement au jeu quand on appui au bon endroit (désir d’être reconnu.e pour son travail, d’avoir de l’influence, d’avoir de la puissance ou de susciter de l’admiration). Mais c’est au détriment du monde qui nous entoure et jusqu’au retour de bâton final : l’artiste débutant n’est même pas rémunéré correctement car, dans sa lutte, la promesse de statut et donc de réussite seraient des carottes suffisantes. Le statut est pratique en ce qu’il permet de motiver les troupes et de les exploiter davantage.
On a parlé de la souplesse sociale dans les milieux de l’art. C’est une sphère privilégiée pour que les personnes dominées gagnent un peu en importance, que ce soit les femmes, les personnes racisées, les minorités de genre, etc. Mais l’espoir de « grimper les échelons » incite à se plier aux règles du jeu pour finalement….obtenir la reconnaissance d’hommes riches, vieux, blancs et puissants, trop heureux de récupérer la richesse produites par leurs « poulains ».
Oui, on a besoin d’art. On a besoin d’inspiration. D’interprètes et de représentant.es qui nous apportent la « voix » qui parfois nous manque. C’est un prolongement de nous-même, un réconfort, ainsi qu’un moyen de se sentir moins seul.e, moins fragile.
Mais si nous avons besoin d’art, c’est finalement parce qu’on ne nous laisse pas l’occasion de nous exprimer nous-même, de libérer notre propre parole, notre propre énergie. En soi, la plupart des êtres humains, si ce n’est tous, aspirent à pouvoir être créatif, dans le sens : avoir un domaine où ils peuvent librement et puissamment s’exprimer, montrer leur spécificité, leurs émotions propres ; rencontrer des êtres nourris des mêmes énergies et des mêmes problématiques ; être dans un processus de peaufinage, de recherche, de passion ; s’oublier autant que de se trouver ; se vider la tête ou la remplir.
On ne va pas revenir maintenant à l’évocation d’un nécessaire partage des tâches (chaque être humain pouvant être à la fois être de labeur, être politique, être créatif), mais dans une société idéale, tout le monde possèderait une voix, tout le monde bénéficierait de temps pour se consacrer à un ou à des savoirs-faire de son choix.
L’art ne serait pas une sphère sociale particulière mais seulement une somme d’arts-de-faire généraux.
L’art n’existerait pas.

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