« Chaque jour je vis avec mon corps, pourtant je crois que je ne le connais pas vraiment…si ce n’est quelques varices ou vergetures »
Les dernières semaines ayant été particulièrement intensives, je n’ai pas eu beaucoup de temps pour publier quoi que ce soit par ici. J’ai bien commencé divers textes…mais j’ai toujours dû finir par les laisser reposer à l’état d’ébauche… Y compris cette deuxième Chronique des sens ! Pour cause : j’ai participé à un projet de création théâtrale collective et, entre l’écriture, la mise en scène et les répétitions, avec le travail et le mémoire à côté, j’ai eu bien peu de soirées libres pour m’installer devant mon ordinateur…. Heureusement, je peux maintenant profiter de quelques instants de répits !
Revenons brièvement à l’origine de ce projet : pourquoi une Chronique des sens ? Et bien, comme l’analyse et la réflexion conceptuelle ne sont pas tout en ce monde, j’ai eu envie de me concentrer sur des expériences qui parlent avant tout à notre sensualité de corps et stimulent nos sensations, directement ou indirectement. Bien sûr, en soit, toute expérience humaine fait appel aux sens… Mais il reste que certains aspects de notre corporalité sont le plus souvent à l’arrière plan, planqués derrière notre intellect…Ou alors, notre quotidien stimule seulement l’audition et la vue, au détriment des autres sens… Actuellement, mon odorat est vraiment nul et peu développé… je ne sais pas ce qu’il en est du vôtre…
Dans son livre La Dimension Cachée, l’anthropologue Edward T. Hall va même jusqu’à parler de frustration sensorielle et kinesthésique pour décrire nos environnements de vie quotidiens. Prenons la voiture par exemple : on peut y passer une bonne partie de nos journées alors qu’elle nous prive presque complètement de la sensation du monde. La vue est toujours là (quoique à grande vitesse…pis il faut voir la tête de nos autoroutes…) mais les odeurs, les bruits sont fortement atténués et le toucher complètement éliminé (à part si on ouvre la fenêtre pour se prendre de l’air frais dans la tête). Hall reproche de même aux architectes et urbanistes de concevoir des espaces et lieux de vie fonctionnels mais mal adaptés à notre richesse sensorielle naturelle.
Mais attaquons le vif du sujet… j’ai décidé de donner un double thème à cette deuxième Chronique des sens : les genres et les sexualités. Si chaque partie pourrait être traitée individuellement, j’ai choisi de les mêler ici, car dans nos catégories mentales traditionnelles, le genre (= être une femme/être un homme) est souvent associé à une manière strictement normée de vivre sa sexualité et sensualité. Or, si cela est bien sûr plus complexe, il reste que la sexualité est une manière privilégiée d’explorer sa corporalité et son identité (par exemple : son genre).
Allez, assez de théorie. Je vais maintenant passer à la Chronique… comme vous le remarquerez j’ai choisi aujourd’hui principalement des œuvres audio-visuelles….pas si facile de sortir de la domination œil/oreille !
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[Avertissement : certaines œuvres citées contiennent des scènes de nudité ou de sexualité explicite. D’autres font référence à des violences et mutilations sexuelles
– Les Yeux –
Cinéma et Technicolor : The Love Witch, ou la féminité comme performance
Pour ce film américain sorti en 2016, Anna Biller jongle avec les codes de la comédie et du cinéma horrifique rétro. Visuellement, il m’a vraiment bluffé : il est psychédélique, ultracoloré et reproduit l’univers des seventies avec tellement de fidélité (il est même tourné sur pellicule) qu’à la fin de mon premier visionnage, j’étais persuadé d’avoir vu un film d’époque… Et ça va même plus loin, car on a également droit à des détours hallucinants dans le kitsch de l’époque victorienne et celui de l’univers médiéval.
La réalisatrice nous raconte ici l’histoire d’Elaine, magnifique jeune femme qui utilise la sorcellerie et ses charmes pour regagner sa confiance en elle après avoir être maltraitée par des hommes. Mais elle n’est pas pour autant affranchie de ces derniers… Le ton est donné dès le début du film, lors de la première rencontre avec son agent immobilier Trish, future amie et concurrente « Oh, you are so pretty« . Avant toute chose, Elaine est la femme parfaite. Ou plutôt, elle souhaite l’incarner afin de trouver et séduire son futur prince charmant. Elle surjoue alors la féminité et offre tour à tour délicieux repas et strip teases très sensuels à ses prétendants…Mais aucun ne fait l’affaire, et les pouvoirs de la belle finissent toujours pas les plonger dans la folie… Heureusement, les capacités d’Elaine ne s’arrêtent pas à séduire et plaire aux yeux…
– L’ Oreille –
Comédie musicale : Hedwig and the andry inch, ambiguités de genre sur fond de mutilations sexuelles
Hedwig ne s’est pas toujours appelée ainsi. Avant de faire des show mi-glamour mi-punk aux USA avec son groupe de musique et devant une audience restreinte, elle s’appelait Hansel et était un jeune allemand vivant à Berlin-Est. Mais son destin a changé après le début d’une histoire d’amour avec un soldat américain… Car celui-ci l’a convaincu de se faire opérer pour changer de sexe et quitter le pays avec la carte d’identité de sa mère…Et ce n’est que le début de son histoire !
Cette comédie musicale a été écrite en 1998 par John Cameron Mitchell, qui l’a fait jouer dans des bars gay drag queen avant de l’adapter au cinéma en 2001 (il joue également le personnage principal). Ce classique m’a autant séduit par le charisme de ses acteurs et le style de Hedwig (admirez son magnifique pantalon pat d’éph zébré dans l’extrait ci-dessous !) que par ses scènes musicales. Hedwig est un personnage mystérieux et meurtri par des trahisons passées, mais ses performances artistiques lui permettent de se libérer et de se défouler tout en lui donnant l’occasion de dévoiler petit à petit son parcours complexe… Le mythe de l’androgyne est très présent ici et le film nous montre des identités violemment confrontées à la nécessité sociale de faire correspondre ses attributs sexuels à son apparence physique et son comportement (et inversement).
– Le Nez –
Un conte fantastique au cinéma : Les Garçons Sauvages, une œuvre étrange et perturbante
Il y a un peu plus d’un an, je découvrais le cinéma délirant de Bertrand Mandico grâce à la très bonne plateforme de VOD Univers Ciné (je recommande tout particulièrement leur offre d’abonnement mensuel UNCUT). Le court-métrage Notre-Dame des hormones m’avait interloqué voir dégouté…en tout cas il ne m’avait vraiment pas laissé indifférente. Je n’avais jamais vu de réalisations audio-visuelle aussi…organique et corporelle, avec des images et couleurs stylisées à l’extrêmes et des textures très présentes… ce qui est assez jouissif quand on ne supporte plus les images lissées et standardisées qu’on nous sert en permanence au quotidien (quand le monde commence dangereusement à ressembler à une banque d’images – allez parcourir une banque d’images si vous n’en avez jamais eu l’occasion).
Bref. Les Garçons Sauvage, premier long-métrage du réalisateur français, est tout aussi bizarre et « arty » que ses œuvres précédentes. Le film est tourné en noir et blanc mais il est entrecoupé de scènes colorées. Des « montées de sève » comme les appelle Mandico. Quant à l’intrigue de départ , elle est assez glauque : 5 jeunes garçons riches et arrogants (joués par des actrices !) violent puis assassinent leur professeur de littérature. Ils s’en sortent en racontant tous le même mensonge mais ils sont tout de même condamnés à entreprendre un voyage vers une île mystérieuse avec un capitaine brutal et dominateur (celui-ci a promis au parents de mater leurs fils et de les rendre « doux comme des agneaux« ). Une fois arrivés sur l’île, ils commencent à se transformer en femmes…
Ici, on retrouve de nouveau le thème de l’ambiguïté sexuelle (des-femmes-qui jouent-des-hommes-qui-deviennent-des-femmes) de même que le mythe de l’androgyne !
En soit, ce film ne fait pas directement référence à des odeurs ou à l’odorat. Mais je trouve que l’ambiance moite et vaporeuse dans laquelle il nous plonge donne l’impression de faire face à un poison gazeux et potentiellement dangereux qui s’infiltre lentement dans nos narines Enfin… je le ressens comme ça du moins.
– La Bouche –
Pornographie et poésie des corps : Four Chambers
Four chambers est un collectif et studio de production de films pornographiques crée en 2013 par deux anglaises. L’une d’entre elles, Vex Ashley, est une ancienne travailleuse du sexe et étudiante en art. A l’origine du projet : l’envie de mêler des performances sexuelles à esthétique dans des images qui soient à la fois belles, émouvantes…et excitantes.
Avec Four chambers, il ne s’agit pas de « consommer » de la pornographie. Les vidéos disponibles sur le site ne sont pas décrites grâce à des « tags » ou liste d’actes sexuelles divers. Chacune est une expérience spécifique, la découverte d’une atmosphère dans laquelle il faut plonger. Les scènes ne donne ni l’impression d’être voyeuriste, ni de participer soi-même à l’action. Bien plus, on a l’impression de se remémorer soi-même une scène d’amour, ou de la rêver, dans une suite de scènes mystérieuses et brèves, dont le développement n’est pas toujours linéaire. L’intimité et l’émotion sont toujours au premier plan de l’intrigue (regards échangés, sourires, caresses, baisers, rapports de force…) et le jeux des acteurs est réaliste.
J’ai découvert le collectif à l’occasion du festival du film pornographique de Berlin l’hiver dernier. J’avais été séduite par une court-métrage beau et intriguant ainsi que par la prise de parole de Vex Ashley, présente sur les lieux. La réalisatrice et actrice avait ainsi notamment parlé de rapports de classe et de sa volonté de permettre au plus grand nombre d’avoir accès à du porno alternatif (pour environ 9 dollars on a accès à toutes les vidéos de Four Chambers pendant un mois). Bien sûr, ça reste tout de même de la vidéo « arty » dont les expérimentations visuelles et l’approche de certains fetisch ne peut pas séduire toute le monde.
La bouche, organe sensuel par excellence, est ici souvent au coeur de l’image. Qu’elle embrasse, lèche, crache, suce, mord ou exprime son plaisir.
– La Main –
La Cinéma à fleur de peau : Touch Me Not
« Chaque jour je vis avec mon corps, pourtant je crois que je ne le connais pas vraiment…si ce n’est quelques varices ou vergetures »
Avec son premier long-métrage, Adina Pintilie nous plonge dans l’intimité de trois êtres humains aux parcours corporels variés :
- Laura, la 50aine, ne supporte pas qu’on la touche et fait appel à différents travailleurs.euses du sexe pour tenter de résoudre ses difficultés
- Christian est atteint d’un handicape sévère mais accorde beaucoup d’importance à sa sexualité
- Tómas a perdu l’intégralité de ses poils et de ses cheveux à l’âge de 13 ans et il a beaucoup de difficulté à exprimer ses émotions
A leurs manières chacun tente de répondre à la question « Comment peut-on aimer l’autre sans se perdre soi-même ? » Le film les accompagne alors dans leur parcours initiatique, en mélangeant fiction et documentaire. Seuls les corps et les individualités se détachent. Les décors sont dépouillés et la texture de l’image très douce, avec un arrière-plan le plus souvent flou, sans couleurs vives. Comme une caresse.
C’est également une très belle approche de la sexualité et du consentement que nous offre la réalisatrice, ainsi qu’une représentation remarquable du travail du sexe.
Ce film était mon deuxième coup de cœur de l’année 2018, avec La Casa Lobo (dont j’ai déjà parlé dans la précédente Chronique des Sens). J’ai aussi eu la chance de pouvoir le voir pendant la Berlinale et j’ai été très heureuse de le voir remporter l’Ours d’Or. C’est amplement mérité, car cette œuvre est incroyablement touchante et surprenant, autant par ces images délicates que les émotions intenses qu’elle donne à voir.
PS: si certains d’entre-vous parlent Allemand, l’acteur Christian Bayerlein (qui interprête son propre rôle à l’écran) possède son propre blog Kissability, où il parle à la fois de handicape et de sexualité
Allez, et en plus de tout ça on nous murmure un très beau morceau du groupe allemand Einstürzende Neubauten à l’oreille tout au long du film.
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Et pour conclure la Chronique du jour, voici deux projets en cours en rapport avec le thème ! Car la Main, ce n’est pas seulement le toucher, c’est aussi faire et tenter d’agir sur le monde !
- Polysème Mag : pour son quatrième numéro, le magazine a lancé un appel à projet sur le thème des sexualités !
- Par et Pour : une page Facebook qui regroupe des témoignages de travailleuses et travailleurs du sexe
Tan a décidé d’écrire un livre recueillant des témoignages en rapport avec le travail du sexe. En parallèle, elle publie divers témoignages sur cette page Facebook. Un sujet de société intéressant et important, avec pour objectif de libérer et valoriser la parole des personnes concernées !
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Et voilà, c’est la fin de cette Chronique des Sens #2 ! Je vous laisse avec une dernière petite pépite… Ce morceau de punk rock britannique qui tape sur l’image de la « féminité typique » (j’avais déjà parlé de The Slits dans cet article)
Merci pour votre visite !
[L’image illustrant l’article vient du site internet de Four chambers]