Profondément problématique, jamais neutre car privée de parole, la figure de Bécassine doit être rattachée à des luttes plus actuelles et au-delà de son identité bretonne…
Bécassine est incontournable dans l’histoire de la bande-dessinée. Ses traits épurés sont même connus pour avoir inspiré Hergé. Depuis sa création il y a près de 115 ans, on nous l’a ressortie à toutes les sauces, que ce soit dans une chanson de Chantal Goya en 1979 ou très récemment au Cinéma, dans une adaptation de Bruno Podalydès. Pourtant, malgré les critiques, sa véritable signification est peu remise en question… alors que ce personnage comique et naïf cache des réalités qui sont tout sauf légères…
Mise en garde : article long (+ 2500 mots)
Une figure universelle ?
Bécassine. On la reconnait avec son costume vert, sa coiffe blanche et son éternelle candeur. C’est la petite bonne employée par la grande bourgeoisie qui ne peut s’empêcher d’enchainer les boulettes. En 2018, elle atterrit pour la seconde fois sur grand écran, pour une comédie tout public et fantaisiste. Mais, avant même la sortie du film en salle le 20 juin, des critiques s’élèvent. Le 29 mai, un collectif indépendantiste breton « Dispac’h » appelle au boycott contre ce projet « dégradant, insultant et méprisant ».
Le réalisateur s’étonne depuis la capitale. Pour lui, il y a clairement malentendu. Son film n’est pas « un documentaire historique sur l’histoire de la Bretagne », seulement une interprétation libre d’un personnage qui « touche tout le monde ». Effectivement, son film est vidé de toute substance politique possible. L’ordre social au coeur de la relation maitres/serviteurs n’y est absolument pas remis en question et Bécassine demeure ce qu’elle a toujours été : une charmante petite bonne à l’âme d’enfant et sans revendications, qui se consacre uniquement aux autres et ne rêve de rien sinon « d’aller à Paris ». Or, c’est justement ce choix scénaristique qui semble poser problème.
Opprimées parce que femmes, stigmatisées parce que Bretonnes, exploitées parce que prolétaires, voilà la seule réalité qui s’applique à Bécassine. Si vous voulez montrer Bécassine à l’écran laissez la parler, montrez ses souffrances et ses révoltes. Si vous voulez montrer ses idioties, maladresses et naïveté, nous allons vous montrer que les petits enfants de Bécassine n’ont plus peur d’exprimer des révoltes restées trop longtemps muettes
Alors, quelles réalités sociales et historiques se cachent derrière cette figure universelle ? Et pourquoi y revenir encore aujourd’hui ?
La naissance de Bécassine
En 1905, la romancière Jacqueline Rivière décide de lancer un magazine destiné aux jeunes filles de la bourgeoisie parisienne, La Semaine de Suzette. Problème : juste avant la parution du premier numéro, une page demeure blanche. L’auteure fait alors appel à Joseph Pichon et lui demande d’illustrer une histoire courte qui lui a été inspirée par les maladresses de sa propre servante. Mais, alors qu’elle n’était qu’une remplaçante de dernière minute, Bécassine plait à son public. La série est donc prolongée.
Le pitch, lui, est toujours sensiblement le même. Bécassine, fraichement arrivée de sa campagne pour servir la Marquise de Grand-Air, ne comprend rien aux ordres de Madame et enchaine les bévues. Reste qu’on lui pardonne facilement, car comme le dit la Marquise elle-même « Cette Bécassine !…pas de cervelle mais tant de cœur ! ».
A partir de 1913, le scénariste Caumery reprend toutefois le personnage et lui attribue une identité plus précise. Elle possède désormais un nom à consonance bretonne, Annaïk Labornez. Quand à son village d’origine, Clocher-les-Bécasses, il est désormais localisé près de Quimper. Caumery fera vivre le personnage jusqu’à sa mort en 1941 et éditera de nombreux albums.
Mais plus le succès de Bécassine grandit et plus une indignation sourde s’élève depuis la province. En 1939, trois étudiants bretons décapitent la statue de cire du personnage exposée au Musée Grévin. Dans les années 60, le président du Conseil général des Côtes-du-Nord fait avorter un projet de feuilleton télévisé.
Pourquoi s’en prendre au succès de Bécassine ?
La violence de la représentation
Ce personnage incarne de manière particulièrement significative le mépris des grands centres urbains dominants pour l’Autre, tout ce qui se situe au-delà des strates directes du pouvoir. Ainsi, au tout début du XXème siècle, la France c’est avant tout Paris, qui concentre toute la force décisionnelle. Et puis il y a le reste. D’abord la Province, pas si lointaine mais déjà peuplée d’êtres curieusement accoutrés, qui parlent divers langues et patois. Mais c’est également les Colonies, l’Afrique également désignée comme un grand flou. Le grand flou c’est tout ce qu’on n’a pas besoin de désigner de manière claire. Ainsi, bien que la tenu de Bécassine soit inspirée des tenues traditionnelles picarde, on lui donne un nom et une origine bretonne. Pas besoin de s’embarrasser de détails.
Bécassine représente uniquement l’image que Paris se fait de la province, elle est prisonnière d’une identité folklorique grossièrement stéréotypée. Son nom vient du terme « Bécasse » qui désignait déjà à l’époque une jeune fille simple, crédule et sotte. Quant à son identité physique, elle est réduite au minimum et effacée. Les traits de son visage sont donc à peine esquissés alors que ceux des personnages qui l’entourent, comme la Marquise de Grand-Air, sont dessinés de manière bien plus précise. Sa « face de lune » autant que son accoutrement et ses maladresses linguistiques permettent de la distinguer facilement de la bourgeoisie riche et éduquée, qui constitue également le lectorat de Bécassine.
Comme Bécassine n’est que le reflet d’une identité réelle, elle est privée de toute parole véritable, elle ne peut ni revendiquer ni s’affirmer. Elle est condamnée à faire rire et sourire. A distraire. Elle pense seulement à l’accomplissement de son travail et ne possède pas de souhaits propres. Tout ce qui pourrait évoquer son identité sexuelle est également supprimé (elle n’a pas de poitrine).
Il n’est donc pas étonnant que la bouche de Bécassine ne soit presque jamais dessinée. Elle ne peut pas parler et, même si elle parlait, elle ne pourrait pas être véritablement comprise. Sa langue est le breton, pas le Français de la capitale. Bécassine, c’est donc l’altérité apprivoisée, qui rassure car elle n’est pas dangereuse, la poupée muette et inoffensive qu’on confie aux petites filles riches pour les amuser. C’est pour ça qu’on l’apprécie tant. « Bécassine, c’est ma cousine ». C’est l’inverse de la rebelle ou de la révoltée qui tente de sortir du cadre ontologique qu’on lui a attribué.
Et le traitement de Bécassine par la bourgeoisie n’est pas sans rappeler une longue tradition culturelle. Pour cela, il suffit d’observer cette citation de Marcel Proust située dans le deuxième tome d’A la recherche du temps perdu, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, où il décrit la fidèle cuisinière du narrateur, qui a également quitté la province pour travailler à Paris :
« On n’aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement. Le monde immense des idées n’existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’être cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s’il n’y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d’esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d’esprit, privés de lumière, mais qui pourtant plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d’élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels – comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien – il n’a manqué, pour avoir du talent, que du savoir. »
Le personnage de Françoise est ici aussi profondément infantilisé. Dans l’esprit du narrateur elle est même plus proche du chien que de l’humain. On voit donc en quoi l’innocence de Bécassine n’est pas tellement…innocente.
Une réalité historique et sociale : l’émigration bretonne
A la fin du XIXème siècle, le peintre Paul Gauguin ne peut plus supporter la superficialité des villes et de la civilisation. A la quête de réalités plus sauvages et exotiques, il finira par s’exiler à Tahiti puis aux Îles Marquises (pour pouvoir y exploiter des jeunes filles à peine pubères). Mais avant cela, c’est en Bretagne dans le Finistère, qu’il part chercher des modes de vie plus authentiques et plus simples, la pureté perdue.
En effet, la Bretagne est encore extrêmement pauvre à cette époque. C’est une région essentiellement rurale où la révolution industrielle n’est pas encore passée. Comme le travail finit rapidement par manquer, les bretons quittent leur région en masse entre 1870 et 1960, dans l’espoir d’améliorer leurs conditions de vie. Pendant cette période, ils sont près d’un million à émigrer, dont un pourcentage important vers Paris. Grâce aux nouvelles lignes de train, il atteignent facilement la capitale et atterrissent Gare Montparnasse.
Mais pour les Parisiens, les bretons sont des rustres, qui ne parlent pas la même langue et ne possèdent pas les mêmes mœurs. Ils les appellent les « ploucs » (le mot « plou » désigne une paroisse en Breton – beaucoup de noms de villes commencent par ce mot). Un terme encore utilisé de nos jours pour se moquer des campagnards peu éduqués.
Toutefois, les peuples bretons trouvent leur place sur le marché de l’emploi, car ils constituent une main d’œuvre travailleuse et d’autant plus malléable qu’elle ne maitrise pas la langue locale. Au cours de cet exode massif, les jeunes filles sont également très nombreuses à quitter leur terre natale pour devenir servantes dans des familles bourgeoises… quand elles ne sont pas récupérées par les proxénètes à peine arrivées sur la quai de la gare…
Bécassine devient alors la caricature de toutes ces filles qui viennent de quitter leur région et comprennent encore très mal leur nouvel environnement.
Notre histoire
Après la seconde guerre mondiale et au début des Trente Glorieuse, l’exode prend fin petit à petit. Ma grand-mère fait partie de cette période de transition. En 1963, alors âgée de 16 ans, elle quitte le pays gallo (une des régions linguistiques de la Bretagne) et part travailler comme employée de maison dans une riche famille parisienne. Elle n’y reviendra qu’une vingtaine d’années plus tard, alors mariée et mère de deux enfants.
Issue d’une famille nombreuse très pauvre et maltraitée par son père, elle n’a pas eu les moyens d’achever sa formation professionnelle. A l’école, elle devait toujours emprunter le matériel de ses camarades et finit même sans bas ni chaussettes après que sa surveillante lui a ordonné de retirer ses vieux bas filés qu’elle n’était pas en mesure de remplacer. Cette frustration ainsi que les difficultés économiques sapent rapidement sa motivation.
Elle s’installe dans cette nouvelle famille parisienne. S’occupe de la cuisine et du service à table. Elle les suit même lorsqu’ils partent en vacances sur la Côté d’Azur, en profitant alors pour voir un peu de pays. Elle s’entend bien avec les autres employées, des dames portugaises.
L’impossible neutralité
Alors, lorsque le réalisateur de cette nouvelle version de Bécassine, lui-même issu d’une riche famille parisienne, déclare « Dans ce film, je voudrais montrer Bécassine telle qu’elle est: fidèle, sincère, spontanée, innocente, tendre, rêveuse, enthousiaste », on comprend mieux le malaise de certaines tranches de la population. Nier la possible souffrance de ce personnage moqué et séparé de ses proches en choisissant uniquement un ton humoristique revient également à la priver de son humanité.
S’il me prenait l’envie de décrire toutes ces femmes qui ont quitté leur famille, je n’utiliserais pas les mots du réalisateur. Je parlerais de femmes fortes, courageuses et fières. Non pas des âmes d’enfants mais des jeunes filles qui ont dû grandir très vite.
Résistances actuelles
Aujourd’hui, dans un contexte de libération de la parole et d’affirmation du point de vu des femmes, on essaye désormais de nous montrer une Bécassine avec une vraie bouche et une vraie identité. C’est du moins ainsi que Chantal Montellier ou Catel Muller (l’auteur de Joséphine Baker, Olympe de Gouges ou encore Kiki de Montparnasse) choisissent de la dessiner.
Reste que le problème de fond, celui de l’exploitation de femmes pauvres et précarisées, n’a toujours pas été réglé. Il a seulement été déplacé. Lorsque l’exode breton s’achève, les riches familles ne cessent pas d’engager des personnes à leurs services. Simplement, elles sont allées se servir ailleurs. D’abord chez les femmes espagnoles et portugaises, puis chez les femmes racisées, noires ou arabes.
L’autre jour, alors que je prenais le métro berlinois, une publicité m’a sauté aux yeux. Il s’agissait d’une campagne de l’application ZIPJET, « votre pressing livré à domicile ». Ci-dessous, la traduction du texte.
Voici Chris. Chris, c’est la star au bureau car il porte toujours des chemises parfaitement repassés. Chris ne concentre sur les choses importantes dans la vie – pas la lessive et le repassage. Soit smart. Soit comme Chris.
Quelle est la signification de ce message humiliant, sinon que les travailleuses de ZITJET (encore une grande majorité des agents d’entretien sont des femmes) sont des sous-humaines obligées de se concentrer toute leur vie sur les tâches ingrates et futiles de la vie pour que les hommes puissent conquérir le monde (comprendre : accomplir un bullshit job dans une start-up lambda) ? La violence de cette publicité me semble inacceptable et pourtant elle passe tout à fait inaperçu.
En Allemagne comme en France, une grande partie de la population reste encore cette humanité sans droit à la parole, cet Autre qui travaille dans l’ombre pendant qu’on s’accomplie à la lumière. Des populations pauvres, rurales, précarisées, racisées, etc.
Le mouvement des gilets jaunes, la violence policière qui en a suivi (violence déjà dénoncée depuis de longues années par les habitants des banlieues) et l’incompréhension des politiques montre bien cette fracture entre deux France. Celle qui prend les décisions et celle qui les subie. Celle qui sert et celle qui commande. Heureusement, les clefs pour renverser le silence sont désormais plus nombreuses. Alors tâchons de ne jamais nous taire.
Pour aller plus loin :
• Une série d’articles qui met en lien le personnage de Bécassine avec les réalités sociales de la France du XXème siècle et la place qu’occupent les domestiques dans cette société. Les articles sont remplis de références historiques et littéraires très intéressantes
• Un entretien avec Edouard Louis. Dès les premières minutes, l’auteur décrit la violence du rire de dominants contre les invisibles et la capacité à « renvoyer au silence par le rire »
• Une des réalisations de l’auteure Emma, où elle parle du combat des salariées des nettoient les gares d’Île-de-France (2017) pour améliorer leurs conditions de travail
Si vrai comme toujours.
Vous lire pose des questions (la ‘vacuité’ impersonnelle des personnages de BD favorise normalement l’identification. Pourquoi pas ici ?) et donne bien envie de creuser plus avant (du rire par extériorité au rire par supériorité, il y a une politique du rire et de l’humour, et oui, elle est nauséabonde, mais sait-on y couper toujours et tout le temps…?).
Amicalement
J’aimeAimé par 1 personne
Je suis heureuse que ce sujet légèrement spécialisé vous ait intéressé !
C’est drôle, moi je trouve que l’abstraction bloque l’identification bien qu’elle facilite la lecture. Mais un personnage a toujours des traits bien particuliers pour qu’on puisse s’y attacher. La tête de lune de Bécassine est une spécialité, mais une spécialité abstraite. C’est pourquoi je dirais qu’on l’apprécie beaucoup mais sans pouvoir s’y identifier, car on s’identifie peu à ce qu’on trouve « mignon ».
Et oui c’est vrai que le rire est un sujet passionnant…je ne sais pas si on peut échapper à la politique du rire, mais on peut au moins y réfléchir un peu 🙂
Merci pour votre message !
J’aimeJ’aime