Quel rapport entretenons-nous encore avec ce sol que nous touchons si peu ?
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C’était il y a quelques jours à peine. Nous étions sur cette plage. Installés sur un sable gris et poussiéreux. Un sable de ville pour une plage urbaine, au bord d’un large fleuve à l’eau brune. C’est l’après-midi, le soleil brille et les grondements de la circulation résonnent au loin. Des artères derrière nous, sur l’autre rive et sur les ponts.
Nous nous trouvons au cœur d’un grand centre européen. Ville nouvelle reconstruire sur les ruines de l’ancienne, qui fut détruite par la guerre et meurtrie par l’antisémitisme. Varsovie. Grands buildings et façades ultramodernes. Je ne me sens pas très à l’aise ici. Les rues sont trop larges et les façades trop lisses. Je me sens perdue au milieu des voitures qui roulent à toute allure. Mon compagnon de voyage me semble la seule présence vivante autour de moi. Alors que nous ne désirons rien de plus que du chou bouilli et le bazar des rues, ses collègues lui recommandent divers burgers, sushis et bars branchés.
Mais, posée sur le sable sale de cette plage artificielle, je me sens mieux. Nous nous sentons bien. Je retire mes chaussures et mes collants, plonge mes pieds et mes mains dans le sol. J’aimerais m’enterrer complètement dans ces sédiments. Y purifier ma peau. J’aimerais fermer les yeux, sentir vraiment, méditer comme on dit. Même si je ne suis pas sûre de savoir ce que c’est. Je me dits que je suis peut-être aussi une plante. Peut-être que des racines pourraient pousser au bout de mes doigts. Lorsque nous partons, je ne remets ni chaussures ni collants car j’ai envie de rester pieds nus. Ça me manque un peu de parcourir le monde ainsi, comme je le faisais enfant.
Nous marchons sur le bitume, près de ces grandes routes nationales. Le sol est souvent jonché de morceaux de verre, mais je ne me blesse pas. Mes pieds savent je crois. Comme mes mains savaient autrefois cueillir des orties sans se piquer. Plus nous nous rapprochons du centre et plus nous croisons de monde. Mon compagnon me fait remarquer que les gens regardent mes pieds nus. Quand nous rejoignons une rue commerçante pour chercher un café je remets les chaussures.
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Quand j’étais très jeune, puis adolescente, j’avais très peur de la mort. Je voyais ma fin comme la fin de toutes choses. Une conclusion absurde et révoltante. Mais un jour, je me suis apaisée. C’était un soir dans mon lit. Soudain, je n’étais plus un fragment de vie isolé et séparé du reste, j’étais un morceau du monde qui pouvait facilement se replonger à sa source une fois ses accomplissements finis. Je n’étais plus seule et ne serai jamais rien. Mais toujours quelque chose. Sous une forme ou une autre. Tous les jours, des éléments de mon corps disparaissent et s’épuisent dans le monde, me quittent pour renaître ailleurs. D’autres me viennent ou naissent à moi-même. Quelque part, ce mouvement permanent m’unie aux autres et à mon environnement. Alors que je songeais à tout cela, au milieu de la nuit, j’ai brusquement eu envie de sortir dehors, de courir vers le sol et de m’y frotter. De sentir la terre tout contre moi. De m’y noyer.
Je ne l’ai pas fait. Mais je n’ai plus connu cette angoisse de la mort.
Le sable, la terre et la boue ont toujours fait partie de nos jeux d’enfants. Nous faisions de cette matière malléable nos créations et nos œuvres. Nos doigts partaient sans cesse à la rencontre du sol. En arrachaient des morceaux pour les transformer. Creusaient, formaient, entassaient. Mais à la fin, la terre reprenait toujours la forme qu’elle désirait. Et le jeu pouvait recommencer.
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Aujourd’hui, ces rencontres se font rares. Ces éléments sont salissants, à éviter. On nettoie le sable et la poussière. On l’élimine. Cette terre ennemie, mes doigts la fréquentent peu. Mais l’autre jour, sur cette plage, j’avais encore envie de m’enfouir dans le sable, jeu infiniment répété par des générations d’enfants. Je voulais me frotter au sol et à la terre. Tout mon corps contre la terre. Puis fermer un instant les yeux. Nous aurions parlé peut-être.
Encore une fois, je ne l’ai pas fait.
Pas vraiment.
Mais, la prochaine fois que j’aurais l’occasion d’étendre mon corps nu sur le sol chaud, je crois que je m’y roulerai avec plaisir.
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PS : la photo qui illustre cet article est la couverture de Cut, un album de The Slits, un des premier groupe de punk-rock britannique exclusivement féminin.
1979 : en affichant leur corps couvert de boue et une nudité féminine plus forte et revendicatrice que sexualisée et passive, ces jeunes femmes font scandale (remarquons que nos yeux ne sont toujours pas super habitués, cf les réactions devant les happenings des Femens il y a quelques années). Je parlerai sans doute de leur musique dans la prochaine Chronique des Sens !
Très belles journées de printemps à vous !
alors la prochaine fois, faut le faire vraiment! promis?
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Oh oui, je vais très vite aller profiter des lacs et de leurs abords sauvages !
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Cette reconnexion avec le toucher est quelque chose qui me plait tellement avec les randonnées. Que ce soit sentir le bois d’une branche sur laquelle je m’appuie, la fraicheur de l’herbe sous mes pieds lorsque je fais une pause pour aérer les godasses voire les petites démangeaisons de fourmis qui me réveillent de ma sieste (ce n’est pas toujours agréable soyons honnête)…. ce sont tant d’expériences qui à chaque fois que je les réitère me crient cela me manquait.
Belle plume pour partager cette idée en tout cas. Je vais m’empresser de voir si d’autres billets résonnent autant en moi.
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Merci pour ton commentaire, oui… moi aussi j’aime beaucoup marcher… c’est toujours un bon moyen de se reconnecter au monde qui nous entoure 🙂 C’est vrai que le manque de sensations tactiles peut être frustrant au quotidien… surtout devant un ordinateur d’ailleurs !
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Ce n’est certainement pas totalement étranger au boom des claviers mécaniques 😉
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Ton récit est beau… J’ai déjà ressenti cette envie de toucher le sol, le sable, la terre. À la plage il m’arrive de contempler la mer tout en mettant mécaniquement du sable sur mes jambes. Et sentir la terre noire couler entre ses doigts est réconfortant.
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Merci 🙂 oui, réconfortant c’est ça ! sans doute que les êtres humains seraient moins stressés s’ils passaient plus de temps à toucher le monde avec leurs doigts…
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Très probablement. Car si plus de gens prenaient le temps de ralentir pour ressentir, le fait de ralentir les déstresserait un peu.
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