Aux périphéries, marges, espaces étroits, peu peuplés ou cachés. Aux espaces invisible ou instable. Divers et difformes. Vous êtes finalement bien vastes, et laissez de la place à chacun.
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Les centres et les marges
J’ai grandi à la périphérie d’un village de 1000 habitants. C’était un peu pommé. Mais il ne me manquait rien. Pour moi c’était le centre du monde. De mon monde. Quand le temps a passé, je suis partie vers d’autres horizons, de plus en plus larges. Centres magnétiques. Étrange découverte : certains espaces, certains individus ou groupes sociaux sont toujours plus centraux que les autres. Comme s’ils concentraient toute l’attention vers eux. Du reste, même au cœur d’une capitale ou au milieu d’une grande place y’avait de l’ombre et de la lumière. Mais, à l’inverse d’un papillon de nuit, je me suis toujours sentie plus à l’aise à voltiger vers les coins plus sombres.
En général, l’espace d’à côté, les coins plus cachés et discrets, je trouve qu’on s’y sent mieux, plus à l’aise. Paradoxalement, on trouve souvent plus de place sur les chemins qui dévient légèrement de la grande voie principale.
J’aime pas trop les centres où on trouve les groupes, les autorités dominantes, les structures sociales fixes et bien cadrées. Les espaces bien rangés. Ou tout est si normal. Je ne sais pas s’ils me font peur ou me repoussent, mais je m’y sens souvent un peu isolée, décalée, perdue. Je ne sais pas trop où me mettre, comme s’il fallait attendre de voir un petit écriteau avec son nom pour oser s’installer quelque part.
Quand je marche dans les couloirs bien scintillants de mon université allemande, j’étouffe légèrement. Je vis dans une grande ville européenne où la pauvreté est omniprésente. Beaucoup de gens vivent dans la violence où la solitude. Mais quand je marche dans les beaux bâtiments universitaires, j’ai l’impression que tout cela n’existe plus. Y’a que des gens jeunes, beaux, bien habillés et de manière propre. Leurs cheveux et leurs dents brillent. Ils sourient tout le temps, socialisent avec aisance et parlent très bien à l’orale. Ici, les gens participent beaucoup en cours, ils peuvent prendre spontanément la parole en cours et déblatérer un discours de 5 minutes sans le moindre cafouillage. Ils semblent sûrs d’eux et promis à un futur professionnel épanouis. Avant même de commencer leurs études ils ont déjà parcouru le monde, comme ça se fait ici en Allemagne. Les murs des toilettes restent désespérément blancs. J’ai essayé une ou deux fois d’y griffonner quelque chose au marqueur noir, mais dès le lendemain tout était à nouveau comme neuf.
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L’espace marginal
Rien à voir avec le dehors. Quand je marche dans les rues de mon quartier ou prend les transports en commun, c’est pas la même rengaine. Ici, il y a tellement de sans domiciles fixes. Toutes les deux minutes, une personne te demande de l’argent, à manger où un lieu pour dormir. Y’a toujours quelqu’un en train de fouiller dans les poubelles à la recherche de bouteilles consignées. Quand on est retraité pauvre, c’est un moyen très courant pour mettre du beurre dans les épinards. En hiver, y’a souvent des personnes très sales et qui puent endormies dans le métro. Leur odeur te suit encore quand tu sors. Y’a des gens qui crient ou qui marmonnent, qui parlent toutes seules, qui s’insultent.
L’autre jour, je rentrais chez moi le soir, tard mais pas trop. Le trottoir est très large. Je croise un homme assez marqué, aux cheveux longs et hirsutes. Je dévie légèrement pour pas lui rentrer en plein dedans. Il fait alors le mouvement inverse et me rentre violemment dedans, exprès. Il ricane. Puis il continue sa route en ignorant mon exclamation indignée.
Quand je suis dans ma chambre, j’entends souvent mes voisins crier. C’est une famille turque. Un couple et deux enfants. L’appartement n’est pas très grand. La mère ne travaille pas et reste toute la journée à la maison. L’été, elle reste sur le balcon et communique longuement avec les voisines des étages supérieurs. En criant. Parfois elle surveille les enfants qui jouent dans la cours. Elle n’a presque plus de dents alors qu’elle n’est pas très vieille. La quarantaine peut-être ? Régulièrement, ils hurlent au milieu de la nuit. Je les entends beaucoup car le mur de leur salon est aussi celui contre mon lit. Le bruit me réveille mais je ne me plains pas. Je peux écouter de la musique quand je veux. Quand la mère me voit, elle me donne du gâteau en me disant que j’ai maigri, bien que je fasse le même poids depuis des années.
Il y a peu, la voisine s’est introduite sur notre balcon. Au milieu de la nuit. Elle a terrorisé ma colocataire en frappant à sa vitre, qui est située tout près de son lit. Elle croyait qu’un ou une inconnu.e voulait s’introduire chez nous. Quand nous lui avons finalement ouvert, nous n’avons d’abord pas compris ce qu’elle voulait. Elle a traversé l’appartement et est sortie par la porte. Puis, elle a disparu dans le couloir. Nous pensions qu’elle s’était retrouver bloquée sur son propre balcon. Finalement elle est réaparue à notre porte 10 minutes plus tard. Un sac rempli de bouteilles de vin et de cigarettes à la main. Elle a de nouveau traversé l’appartement et est partie sur le balcon, escaladant la balustrade pour retourner chez elle. Quelque jours plus tard, elle m’a fait rentrer dans sa cuisine, pour manger une part de gâteau. Avec sa fille, elles ont longuement rit en imitant nos airs éberlués quand elle a traversé l’appartement pour la seconde fois avec son sac plastique à la main.
Maintenant, j’ai un peu peur d’entendre quelqu’un tapoter soudainement à ma fenêtre le soir alors que je suis toute seule. Mais pour rien au monde je ne quitterais l’appartement. Je me sens bien ici. On se sent bien. J’espère que les voisins ne seront pas forcés de partir un jour, à cause de la gentrification et des étudiants comme moi qui emménagent dans des immeubles autrefois complètement dévalués. Ce chez-moi, c’est pas le plus étrange que j’ai connu. Quand j’ai emménagé dans la ville, je me suis d’abord retrouvée dans l’ancienne maison d’un gardien au milieu d’un cimetière militaire abandonné. Mais j’ai dû finir par partir à cause de la propriétaire tyrannique.
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C’est quoi bizarre ?
La marge, je l’aime mieux. Tout ce qu’on définie comme étrange. Dans les faits, je trouve rarement les gens « bizarres ». Du moins, leurs particularités ne me gênent pas. Par contre, les miennes parfois les surprennent, sans que je puisse m’expliquer pourquoi. L’autre jour une amie était chez moi. Nous étions dans la cuisine. Je pars chercher quelque chose. Tout naturellement, je m’élance en courant à toute vitesse vers la chambre puis reviens, également en courant. « Mais pourquoi tu cours ? ». « Je ne sais pas, j’aime bien ». Elle insiste. Elle ne comprend pas. « C’est bizarre ».
Certes, je peux parfois être maladroite, pas très sociable, naïve. Je ne sais pas trop comment me protéger ou m’ouvrir et ça peut m’angoisser. Bon, mais je suis persuadée qu’au fond c’est la même pour le plus grand nombre.
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Marges politiques
Quand on est une femme, on a l’habitude d’être dans les marges ou les espaces cachés. De s’y sentir plus à l’aise. Les femmes, ont les plaçait traditionnellement dans les cuisines, pas au milieu des places publics. Les femmes de l’ombre. Y’a pas longtemps, j’ai vu une vidéo très intéressante où une petite fille se plaignait de toujours devoir jouer dans les marges. Pas d’espace sinon pour les petits jeux. Les marelles, les élastiques. Ma mère, bien qu’elle travaille, dit toujours qu’elle aimerait rester seulement à la maison. L’espace retiré.
En tant que femme, je me suis parfois sentie repoussée vers les marges. Automatiquement. Alors, j’ai recommencé à observer le monde depuis cette perspective. Depuis les marges, on peut voir très loin, parfois. J’ai découvert que les marges du monde étaient profondes, remplies de coins et anfractuosités. Des marges à facettes. Y’avait du monde qui s’y cachait un peu partout. Les marges pour les personnes pauvres, les personnes âgées, les personnes grosses, noires, étrangères ou malades. Etc. Des marges pour toutes les personnes qui se sentent pas toujours bien au centre. Marges psychiques, sociales ou géographiques. J’ai même écris un article sur un des coins les plus pommés de Californie. J’étais touchée de découvrir les marges blessées de ce qu’on considère souvent comme le centre du monde.
Alors, j’ai découvert qu’on pouvait toujours soi-même être le « centre » de quelqu’un d’autre. La marge est relative. Autant que les centres. On est toujours le centre de quelqu’un et les rapports centre-périphérie évoluent dans le temps, ils ne sont jamais figés. On oscille très souvent sur les bords. Toutefois, il y a des personnes qui seront au centre toute leur vie. D’autres qui ne quitteront jamais la marge.
Bref. En tout cas on a besoin des marges. Ces marges qui luttent pour exister.
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Marges vivantes
Les marges sont des morceaux du monde souvent irréguliers, dissonants, boiteux, absurdes, mouvants. Mais elles me procurent un étrange apaisement. Comme si elles m’apportaient la preuve que le monde autour de moi était bien réel. Je les vois et me dit « oui, ça c’est vraiment vivant ». Ce n’est pas seulement une image lissée.
Si le monde et incomplet, œuvre laissée à l’abandon par les forces créatives, ça signifie d’une certaine manière que moi aussi je peux y trouver ma place, quelque part. Que moi aussi je peux y prendre part. Etre une force créative. Que tout le monde peut le faire.
Quelque chose de parfait, centre uni et total, on peut seulement le regarder à distance, l’admirer de loin
On ne se sent pas vraiment concerné ni touché
La perfection implique de devoir être parfait soi-même.
Or, ce ne sera sans doute jamais le cas. Mes mouvements sont remplis d’erreurs et de maladresses. D’hésitations. Prendre un objet, puis le reposer, le reprendre et le faire tomber, trébucher, regarder autour de soi, prendre une mauvaise décision, ne pas prendre de décision du tout, attendre. Je ne sais pas toujours comment il faut faire instinctivement. Il me faut toujours d’abord essayer, balbutier. Mais dans les centres, il n’y a pas toujours de places pour les balbutiements. Il faut avoir l’air de savoir et de comprendre. En général, on se contente de repasser sur des lignes déjà toutes tracées.
Ecrire, vraiment écrire, on peut seulement le faire dans la marge.
Fascinante perspective. Merci pour ce pas de côté.
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Merci à vous ! 🙂
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Que ce texte est beau !! La mise en mots de ces espaces fragiles me donnent à réfléchir …
Merci pour ce texte et ta vision si sensible.
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Merci beaucoup 🙂
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