J’ai pas le temps

C’est un tas de cubes dans les bras : toutes ces tâches auxquelles il faut à tout prix trouver une petite place dans son emploi du temps. Par la force si nécessaire. C’est ça être adulte ?

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Ça fait longtemps que j’ai l’impression de ne « plus avoir le temps ». Depuis mes 18 ans exactement. Quand j’ai commencé mes études, le temps s’est mis à m’observer avec ses yeux sournois et angoissants. Il disparaissait dans les coins et moi je le cherchais partout. Jamais le temps pour tout faire. Jamais le temps pour rien.

C’était le principe de la classe préparatoire. Te charger et te charger à n’en plus finir de tâches à accomplir : des centaines de livres et de textes à lire, des traductions à écrire, des cours interminables à apprendre par cœur.  Dès la première semaine, je paniquais. Je n’y arriverai jamais, j’ai beaucoup trop de retard. Moi qui n’avais jamais lu une seule phrase en latin. Pourquoi faire ?

Je ne sais pas pourquoi j’ai accepté de jouer le jeu. Pourquoi la plupart d’entre nous l’acceptent. Au final, il y a peu à gagner.

A l’époque, je culpabilisais dès que je n’étais pas assez productive. Chaque minute de détente était une minute perdue. Je n’étais jamais assez rapide, assez efficace. Et même en arrivant à la fac je n’ai pas relâché la pression.

Aujourd’hui, je penserais presque à ces années avec regret. Au moins, je devais seulement apprendre. Seulement être une aussi bonne élève que possible. Ce qui est un luxe. Entre temps, j’ai changé de pays, j’ai appris l’Allemand, enchaîné des tas de petits boulots, vécu  de nombreuses expériences positives comme négatives et appris énormément de choses. Tout pourrait aller pour le mieux.

Mais je n’ai pas le temps.

J’essaye de terminer mon master mais le temps file. Ce mémoire que je dois terminer au plus vite mais

Il faut trouver l’argent Il faut travailler Il faut organiser son temps Il faut apprendre à remplir une fiche d’impôt Il faut faire le ménage dans la colocation Il faut faire à manger Il faut essayer de consommer le moins de plastique possible Il faut réparer les chaussettes trouées Il faut contacter les professeurs Il faut attendre les réponses Il faut traverser la ville Il faut écrire Il faut être disponible pour ces proches Il faut passer du temps avec les personnes auxquelles on tient Il faut payer les frais d’inscription Il faut appeler son fournisseur Internet Il faut prendre conscience de ses privilèges Il faut s’engager politiquement Il faut répondre à ses mails Il faut trouver un vélo Il faut soigner son apparence physique Il faut aller à la manifestation contre l’agro-industrie Il faut acheter un nouvel ordinateur Il faut rentrer en France rendre visite à sa famille Il faut trouver le temps pour les choses qui tiennent à cœur Il faut rendre les livres à la bibliothèque Il faut penser au futur Il faut développer ses projets Il ne faut jamais se relâcher Il faut se manager Il ne faut pas perdre de temps Il faut

Cela ne marche pas. Ça ne marche jamais.

C’est ça devenir adulte ? Etre en panique constance et faire des compromis en permanence ? Prendre l’esprit d’entreprise comme sien ? Je manage mon temps et je l’optimise.

Quand j’apprenais l’allemand j’ai lu un beau livre pour enfants. Momo de Michael Ende. C’est l’histoire d’une petite fille qui vit seule dans un amphithéâtre abandonné. Tous les habitants de la ville prennent soin d’elle et lui rendent visite car Momo est sage et sait écouter. Mais quand les employés gris de la banque du temps arrivent dans la ville, l’attitude des habitants change. Il faut économiser la moindre minute et épargner tout le temps disponible. Il faut être rapide, efficace. Optimiser son temps jusqu’à une cadence monstrueuse. Tout le monde délaisse Momo.

Mais qui veut d’un monde ou « temps » n’est jamais employé sans « perdre », « productif » ou « optimisé » ?

Alors je prends le temps d’écrire ces quelques lignes et d’aller profiter d’un rayon de soleil.

 

Zyle

8 réflexions sur « J’ai pas le temps »

  1. ça, c’est le libéralisme dans toute sa splendeur, et je ne peux ne pas mettre ce texte en vis-à-vis avec votre vidéo tant le décalage est grand, et comme vous l’aviez déjà introduit avec ce tic tac lancinant du réveil. Merci La fragmentation, j’ai pris plaisir à vous lire, mais déplaisir pour ce temps qu’il faut en permanence optimiser, rentabiliser, anticiper en étant « proactif » après avoir été « réactif »…

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  2. Merci pour ce témoignage qui, à bien des égards, fera certainement écho chez de nombreuses personnes, comme cela peut être mon cas. Ce sentiment de raréfaction de temps fait l’objet d’une analyse intéressante, parmi bien d’autres, par le sociologue et philosophe Allemand Hartmut Rosa. A la fois objective, du fait de nombreux processus structurels liés au capitalisme , et par la même subjective, au regard de l’évolution du vécu dans le rapport aux choses, aux autres et à soi, plus particulièrement à l’espace. C’est très certainement l’un des maux principaux de notre époque, dont l’indifférence généralisée notamment en milieu urbain est significative.

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      1. Pour mieux comprendre la genèse de la perception moderne du temps et la place centrale prise par cette abstraction dans nos vies, on peut aussi s’appuyer sur les travaux de l’historien Britannique Edward Palmer Thompson, notamment l’ouvrage « Temps, discipline du travail et capitalisme industriel » :

        « Au XVIIIe siècle, l’heure, jusque-là indiquée par la hauteur du soleil, le son des cloches ou le rythme des marées, devient un chiffre donné par les horloges. A travers l’étude de la perception et de la transformation des usages du temps, E.P Thompson décrypte minutieusement la mise en place du travail moderne. Avec la spécialisation des tâches, l’organisation verticales, l’abandon progressif du travail à domicile, une discipline du travail se met en place, et la présence de l’horloge sur le lieu de travail comme dans le village, et même à la maison, est l’un des symptômes en même temps qu’un élément clé de cette dynamique. De l’organisation du travail à la planification des loisirs, de l’exploitation de l’espace à la conception du quotidien, ce sont toutes les structures de la société capitaliste moderne qui naissent des rouages du temps mesuré. »

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