Ce monde étrange que nous habitons

« Dans cette société je me sens alien ». Sur internet, les réseaux sociaux ou parmi les artistes et les activistes, nombreuses sont les personnes à exprimer leur impression d’un décalage, voir d’un abîme face à leur environnement… Solitude postmoderne, nihilisme ou revendication de sa différence ?  Bienvenue dans ce monde parfois étrange et étranger

 

 

« Je suis fatigué.e d’être humain »

Depuis 2016, le succès d’un comte Instagram un peu particulier grandit à toute vitesse. C’est Matières Fécales, ou Fecal Matter. En février 2019, il cumule déjà presque 400 000 abonnés ! Et derrière ce nom provoquant se cachent deux créateurs de mode : Hannah Rose Dalton et Steven Raj Bhaskar, un jeune duo montréalais qui revendique son étrangeté.

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Sans aucune retenue, ces deux créatures jouent avec les codes de la société ; le beau et le laid, l’effrayant et le kitsch. A la naissance de leur projet, iels se sont rasé.es la tête et les sourcils, puis ont agrémenté leur crâne d’extensions colorés. Iels retouchent souvent leurs photos pour apparaître monstrueuses et déformées. Leur objectif ? Se créer leur propre monde, leur propre univers « alien » afin de se détacher des normes sociales et déconstruire leur identité sexuelle

Hannah et Steven s’en prennent à l’industrie de la mode, qui consomme les biens pour un temps limité, puis les jette sans regret. Cette frontière entre le luxueux et le déchet n’a plus trop de sens quand tous les objets deviennent jetables. Alors, iels créent leurs vêtements à partir d’objets ou de tissus récupérés, éventuellement ramassés dans la rue. Par là, iels interrogent la relation des humains avec leurs possessions matérielles.

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Sous leurs photos iels écrivent des légendes comme  « Je suis fatigué.e d’être humain » ou « Nous nous réjouirons d’être le premier couple à donner naissance à un alien ».

Aussi originale que soit leur démarche, elle séduit beaucoup de personnes, jusqu’à être accueillie et acclamée par l’industrie de la mode elle-même, avec tout ce que cela a de paradoxal. Ainsi même Vogue a consacré un article à Matières Fécales.

 

La subculture de l’étrange : du punk à la new wave

 Jouer avec les codes et les repères de son identité ? C’est en réalité ce que fait déjà la scène punk depuis les années 1970. Dès l’origine, ce moment s’est opposé aux valeurs hippies en prônant le disharmonieux et le dissonant tout en revendiquant son malaise d’être au monde. Malaise qui se matérialise autant dans le style vestimentaire, les goûts musicaux, que les valeurs ou le mode de vie. La tristesse, la mélancolie et la frustration ne sont plus taboues, on peut les exprimer autant que son insatisfaction !

Ces aliens urbains rejettent les normes et les identités sexuelles traditionnelles. Hommes, femmes ? Ils se rasent la tête ou laissent leur chevelure libre et décoiffée, tentent les couleurs et les coiffures les plus extravagantes, se maquillent et portent des vêtements déchirés ou récupérés, unisexes ou provoquants. Textures synthétiques et froides, cuir, noir ou couleurs vives. C’est aussi cette scène punk qui met les modifications corporelles au goût du jour en Europe, et notamment les tatouages et les piercings.

Alors que ces codes stylistiques sont aujourd’hui largement acceptés, ils étaient encore récemment avant-gardistes, très contestataires et politiques. Tout autant que l’expérimentation de sexualités alternatives comme le SM.

Bien que désormais en partie intégrée à la pop-culture, cette scène alternative n’est pas prête de disparaître. Elle continue de s’épanouir, de s’affirmer et de choquer. On le voit dans la réémergence des groupes de musique post-punk ou new wave, dans la continuité d’artistes classiques comme Depeche Mode ou Joy Division.

En avril 2018, le groupe de musique cold wave Lebanon Hanover sort un nouvel album, Let Them Be Alien. Ce duo a été fondé en 2010 par le Britannique William Maybelline et la Suissesse Larissa Iceglass et rencontre beaucoup de succès. Dans ce dernier album, ils expriment leur incompréhension des préoccupations de la société, sur une rythmique lente et hypnotisante. La première chanson de l’album s’appelle « Alien ».

And until then my desolation

Will be my trademark

Iʼll always remain alien

And however hard I try to integrate

Iʼll always remain alien

« Et j’aurais beau essayer de m’intégrer, je resterai à jamais un alien ».

 

Identités atypiques, identités fracturées

Ce « sentiment d’être alien » n’existe pas seulement parmi les artistes ou dans les scènes alternatives. Ainsi, sans forcément se matérialiser dans une apparence physique expérimentale ou des goûts culturels originaux, elle peut aussi s’exprimer dans la revendication de son schéma mental particulier ou de son identité déviante.

Depuis quelques temps, on entend davantage de voix complexes, à qui le silence avait longtemps été imposé. Personnes autistes, à haut-potentiel intellectuel ou borderline, etc. Dès que son comportement ou sa manière de communiquer sort légèrement de la norme, on gagne facilement l’impression d’être étranger aux personnes qui nous entourent. De ne pas pouvoir en être compris et que la spécificité de ses schémas mentaux n’est pas reconnue. Pour les personnes neuro-atypiques, il est alors souvent nécessaire d’affirmer clairement sa différence pour la faire accepter.

Sur le site de CNN, une chaine de télévision d’information américaine, un article avait été publié il y a une dizaine d’années. Une manager de la chaîne y prennait anonymement la parole : « Asperger’s: My life as an Earthbound alien ». « Ma vie en tant qu’alien terrestre ». Cette femme autiste asperger de 48 ans y parle de son altérité et des problèmes que cela peut lui occasionner avec ses semblables. Les incompréhensions et les malentendus qui peuvent en résulter.  L’impression de ne pas être « normal », de ne pas être compris. D’être comme un « alien ».

Amanda Baggs est une blogueuse et youtubeuse américaine qui écrit beaucoup sur l’autisme et le droit des personnes non-valides. Elle est non-verbale et s’exprime souvent avec un synthétiseur vocal. En 2007, elle a publié une vidéo intitulée « In My Language ». Elle y révèle sa manière personnelle de s’exprimer et d’interagir avec son environnement. Elle l’affirme, même si son langage diffère du langage humain quotidien et officiellement admis, il demeure un langage à part entière. Ayant souffert dans son rapport avec les autres, elle nous invite à reconsidérer notre compréhension de la « communication » et notre définition de ce que devrait être ou non une personne. Etre différent, dévier de la norme ne doit pas conduire à des maltraitances ou à la violation de ses droits. 

 

Et cette difficulté à être touche en réalité toute personne qui remet en question son identité et sa place dans la société. Que ce soit par sa manière de socialiser, de s’exprimer ou dans son rejet de normes qu’elle ne veut pas ou ne peut pas respecter. Les personnes « queer » ou  les minorités de genre sont également souvent concernées par ces problématiques, car leur identité est en décalage avec celle de la majorité. Lorsqu’on « choisit » un mode de vie ou de relation alternatif, les conséquences sont parfois difficiles à assumer, car le risque d’exclusion et de solitude est important.

 

Oui, il y a donc plein de manières différentes de se sentir « alien ».

 

 

Alien et aliéné

Ce monde sur-habité et sur-performant

 

Et, même en se sentant à priori « adapté » ou « dans la norme », le sentiment de décalage est possible.

Car dans un monde toujours plus exigeant, la frustration et le malaise peuvent vite grandir. Regardons autour de nous. Nous sommes obsédés par l’optimisation de nous-mêmes. Il faut avoir un super travail, des amis, un ou une partenaire. Faire du sport, cuisiner, voyager. Etre ambitieux et sociable. Communicatif. Savoir parfaitement interagir avec les personnes qui nous entourent. Avoir un appart confortables et des vêtements séduisants. Et surtout : rester impassible, calme et souriant face à toute cette pression sociale. Ne pas montrer ses faiblesses.

En parallèle, pour beaucoup d’entre nous, nous sommes confrontés à une sphère urbaine surfréquetée par les êtres humains. Que ce soit dans le monde du travail (lieux de coworking), les transports en commun ou nos activités extérieures (lieux publics, de divertissement, salle de sport). Si ces conditions de vie réduisent la part de solitude physique, elles peuvent accroître la solitude relationnelle. Car les liens entre individus anonymes et interchangeables sont souvent faibles. La foule indifférente devient « masse » en face de soi. L’individu isolé peut se sentir sans racines et déconnecté. Perdu au milieu de groupes mouvants. Alien.

Dans ces conditions, il est facile de ne pas se sentir à sa place. D’avoir l’impression « d’échouer », de ne pas partager les mêmes objectifs que ses semblables, ne pas comprendre leur rythme ou leurs préoccupations, quand bien même ils connaissent souvent les mêmes problématiques que nous.

Que ce soit par fatigue ou indifférence, cette distance devient rapidement fracture, déconnexion.

 

 

Nihilisme ?

Dans un monde étrange, c’est le sujet qui se sent lui-même étranger

 

Depuis Nietzsche, on a beaucoup théorisé sur le développement du nihilisme dans un monde occidental technique et marchant, déshumanisé. Ou tout est question de processus, de dispositifs. La valeur qui prend le pas sur le sens. Ce système de pensée s’incarne complètement dans notre environnement, dans l’architecture des lieux que nous fréquentons tous les jours. Ce qui entraîne une déconnexion physique, voir un rejet. Le sujet n’a pas l’impression de faire partie du monde qui l’entoure.

La ville autour de nous semble étrange, sans que nous puissions nous le formuler. On ne la reconnait pas. On y erre de manière nostalgique, comme perdus dans sur une autre planète.

Dans son article « Les récidives de la gnose », parus en 2014, le phénoménologue Bruce Bégout parle de ces « lieux du néant » communs dans les grandes métropoles. Ces lieux sans âmes. Des non-lieux coupés de toutes identités, relations ou traditions (les centres commerciaux, aéroports, parkings, hôtels, aires d’autoroute). Ces lieux de l’étrange.

Les humains ont

« construit des lieux indépendants de toute relation vivante au monde ambiant, tant du point de vue spatial que temporel. D’où la prolifération de cette architecture suburbaine à bas coût qui, de Los Angeles à Marne-la-Vallée, s’inscrit dans l’espace mondial sans référence aux environnements naturels et humains. Le géographe Augustin Berque n’hésite pas également à parler dans ses derniers travaux d’une tendance acosmique dans la production des villes, notamment dans cette façon d’édifier des bâtiments et des quartiers sans nulle interaction souple et profonde avec le site, l’histoire, le paysage, les pratiques des habitants. »

Et dès lors,

« Il n’est donc pas étonnant que le sentiment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique basée sur un flux perpétuel des récits, images et informations qui ne donne pas la possibilité à tout un chacun de l’intégrer à son horizon d’expérience et de vie. »

 

 

L’identité alien

Dans notre monde complexe, où les lieux sont plantés sur la Terre de manière aléatoire et les humains poussés les uns contre les autres sans forcément qu’ils soient connectés ou puissent se comprendre et s’accepter, le sentiment de l’alien a beaucoup à voir avec une fragmentation de l’identité couplée à une fragmentation des groupes sociaux. Nous ne sommes plus la même et unique personne tout au long de notre vie, nous changeons et évoluons au cours de notre existence. Nous ne sommes pas figés mais en constance évolution. Et il en va de même pour les groupes.

Il devient difficile de trouver des liens, des bases où s’accrocher.

Mais pourtant, il faut bien faire avec ce monde fragmenté et instable. Où les êtres et leurs histoires se mélangent, se superposent les uns à côté des autres.

Apprécier la beauté de l’étrange. Et apprendre à l’accepter.

Car l’étrange n’est qu’un autre soi.

 

 

Zyle

 

Les photos de l’article ont été trouvées sur le compte Instagram de Matières Fécales

Si vous appréciez ce thème, vous pouvez également aller regarder ce mini court-métrage publié sur La Fragmentation

 

5 réflexions sur « Ce monde étrange que nous habitons »

  1. Merci la fragmentation pour cette réflexion et analyse fines de l’environnement large qui est le nôtre et dans lequel, il est vrai, on peut se sentir perdu tant tout change si vite, et je crois que si l’enracinement de son identité n’est pas profond et porteur de certaines valeurs humaines fortes, on peut se sentir un peu perdu. J’ai cru sentir la réflexion d’Edouard Glissant concernant l’aménagement de notre environnement. Quant à l’identité mouvante ce même Glissant dit ceci: « Nous devons construire une personnalité instable, mouvante, créatrice, fragile, au carrefour de soi et des autres. Une Identité-relation. C’est une expérience très intéressante, car on se croit généralement autorisé à parler à l’autre du point de vue d’une identité fixe. Bien définie. Pure. Atavique. Maintenant, c’est impossible, même pour les anciens colonisés qui tentent de se raccrocher à leur passé ou leur ethnie. Et cela nous remplit de craintes et de tremblements de parler sans certitude, mais nous enrichit considérablement »
    Merci la fragmentation pour la richesse et la pertinence toujours présentes dans vos diverses réflexions.

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  2. Merci à vous pour la belle citation. J’aime beaucoup ses réflexions sur le concept de relation et je pense quelles peuvent être très utiles à une époque comme la nôtre… Cette crainte qui peut devenir un enrichissement… Oui, c’est exactement ça…

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  3. Chacun peut se sentir « alien » à un moment de sa vie et cela devrait nous pousser à être d’autant plus tolérant envers ceux qui semblent ne pas avoir encore trouvé leur(s) place(s)…

    La chanson de Sting « Englishman in New-York » a pas mal tournée durant certains mois où je ne trouvais pas la mienne de place https://www.youtube.com/watch?v=d27gTrPPAyk

    Les nombreux axes traités ici sont intéressants. Malheureusement, certains se sentiront « alien » toute leur vie et pas seulement quelques mois 😥

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    1. Merci ! Ah oui ! Encore une mention dans cette chanson « I’m an alien. I’m a legal alien », qui aurait pu faire un exemple intéressant ! Oui, c’est vrai qu’il faut se sentir « différent » ou « à part » au moins une fois dans sa vie pour apprendre à être davantage tolérant avec les autres. Je l’ai découvert à plusieurs reprises et notamment en vivant à l’étranger. Malheureusement certain.e.s mettent beaucoup de temps à s’en rendre compte, voir ne connaissent jamais ce déclic car ils ou elles n’ont jamais eu de problèmes d’adaptation.

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