Il y a cette tendance en nous. Tendance à rejeter automatiquement ce qui apparaît dans nos yeux comme remuant, visqueux, désorganisé. D’une manière générale, tout ce qui grouille nous dégoûte. Tout ce qui est instable ou se décompose nous inquiète. Mais qu’est-ce qui se traduit dans nos instincts de répulsion ? Peur de la mort et de la maladie ou obsession du contrôle, de l’ordre et de la forme ?
Quand ressent-on du dégoût et pourquoi ?
Voilà une image qui inspirera le dégoût à la plupart d’entre nous : une masse grouillante d’insectes. Ce dégoût est tout à fait maîtrisé si la rencontre se fait en extérieur, au détour d’un sentier par exemple. Nous ne disons rien aux cloportes qui rongent tranquillement une branche pourrie. Mais, plus la masse immonde se rapprochera de ce qui nous est familier, de ce qui est humanisé, et plus notre révulsion va augmenter.
Ainsi, voir les poubelles de notre cours remuer de vers sera quelque chose de plutôt désagréable. Mais s’il s’agit des poubelles de notre appartement, ce dégoût risque de devenir frisson. Toutefois, le pire reste encore la potentielle rencontre de cette surface fourmillante avec notre intégrité, notre corps. Et cette intégrité ne concerne pas que notre corps propre. Les corps en général. Corps humains et animaux, le corps rongé de l’animal en décomposition, le corps abîmé, mais parfois même le corps trop vivant, le corps social ou politique.
Nous pourrions dire : rien de grave. Ce dégoût est lié à un simple réflexe de survie. Instinct protecteur. Nous sommes naturellement repoussés par ce qui nous semble « sale », car cela pourrait menacer notre santé. Toutefois, cette révulsion ne touche pas que des éléments menaçants. Si nous étudions tous les éléments « grouillants », éléments dérangeants de notre quotidien, tout ce qui provoque notre horreur, nous en arrivons très vite à une liste des plus improbables. Nous partons des éléments les plus « classiques » – insecte, déchets, fluides humains – pour en arriver aux plus abstraits, aux plus métaphysiques. Nous les découvrirons un à un dans la suite de cet article.
Le grouillant est en réalité, tout ce qui déborde, tout ce qui est imprévisible, changeant, tout ce qui fait désordre, qui dépasse de nos lignes bien établies et bien connues… De la poussière aux insectes, des bourrelets aux cheveux blancs, des fluides à nos instincts animaux et pulsions physiques, tout peut devenir la cible de ce dégoût du « grouillant ».
L’animal et le corporel
Comme nous l’avons vu dès l’introduction de cet article, les premières victimes de notre rejet sont les animaux de l’ombre, les animaux que nous ne pouvons que difficilement contrôler, ceux qui sont là, près de nous. Quoi que nous fassions. Mites, araignées, fourmis, mouches, vers, cloportes, mille-pattes. Petits peuples rampants. Mais aussi rats, souris, chiens errants, pigeons. Ceux qui rodent autour de nous, toujours là contre notre volonté. Qui nous suivent. Ou alors, animaux des profondeurs et de l’obscurité, animaux qui se cachent et nous surprennent ; loups, serpents, crocodiles, requins. Quand le dégoût devient peur.
Mais notre pire ennemis, le pire objet de notre dégoût, n’est pas en face de nous, ni à côté, ni caché dans un coin. Il est notre propre surface. C’est notre propre corps, celui qui nous accompagne à chaque instant et se rappelle à nous aussi souvent. Le corps, qui nous énerve dès qu’il exprime trop sincèrement son existence.
Quand inspire-t-il notre rejet ? Lorsqu’il nous rappelle que nous ne le maîtrisons pas totalement. Lorsqu’il nous montre que nous sommes aussi le corps vivant, le corps sauvage. Le pire ? Le poil. Celui qui nous rend trop bien cousins et cousines des animaux. Poil. L’élément qui dépasse. Élément de mort sur la peau. On ne le sent pas, mais il est là, il fait partie de nous. Il pousse, tombe au fur et à mesure. Il est nous sans faire totalement partie de nous. Alors il faut le couper, le cadrer, le raser, le tailler. La barbe de l’homme s’entretient. Mais comme nous le verrons plus bas, c’est surtout le poil féminin qui est victime de cette guerre sans fin.
Nous sommes obsédés par la propreté de notre corps. Il faut éliminer, traquer toutes ces odeurs. Car une odeur est forcément une mauvaise odeur. J’ai découvert l’autre jour au cours d’une discussion qu’il était courant aux Etats-Unis de se remplir le vagin de produits chimiques à l’aide d’une poire à lavement. Meurs odeur, meurs corps qui se meut. La solution ? Segmenter le corps. Le couper en « morceaux » à traiter. Chaque partie reçoit son produit adapté. Bouche, aisselles, pieds, sexe, visage, cheveux. Découpe mathématiques du corps. Il n’a alors plus rien d’une totalité qui nous échappe. Il devient un ensemble d’éléments logiques. L’inverse d’une masse remuante et respirante.
Obsession pour la forme
C’est vrai, nous sommes dégoûtés par tout ce qui ne fait pas partie d’une « forme » fixe. Nous détestons tout ce qui est exclu ou du moins en partie exclu du « tout » lisse. C’est-à-dire : l’instable. Naturellement, cela concerne tout ce qui peut « sortir » du corps. Tout ce qui passe lentement du vivant au mort, de l’intégration à l’exclusion. Parties de notre corps qui s’échappent dans le monde. Salive, sueur, excréments, pus, sang. Parties fragmentées, en pleine dislocation. Eléments sales. Qui nous écœurent à la nausée. Bougeant, grouillant, remuant, glissant, visqueux, boueux, gluant.
Que faisons-nous alors ? Protégeons-nous notre santé, notre maison ? Ou s’agit-il simplement de se tourner en permanence vers la stabilité, coûte que coûte. Nous laissons-nous enivrer par notre obsession bien humaine de tout contrôler ? Disons-le, nous sommes inconsciemment dans la terreur de voir notre environnement échapper à notre maîtrise. Notre monde partir en lambeau, se désagréger. Alors nous mettons à mort tout ce qui s’échappe, tout ce qui part dans l’entre-deux. L’humain veut toujours maîtriser un mouvement depuis ses origines jusqu’à son accomplissement. Et cela, dans tous les domaines de la vie. De notre existence. Effacer, écarter tout ce qui bouge au-delà et en-deçà.
Corps contrôlé, corps beau : le corps des femmes
Peur de l’instabilité qui finit par devenir politique. Système. Ordre sociétal. Rien ne tombe davantage sous le coup de notre angoisse devant l’instable que le corps social des femmes. Corps infidèle et fuyant. Corps qui parle aux serpents et saigne sans blessure. Lisser, aplatir, cadrer ce corps féminin. L’enfermer dans la conception que l’on veut en avoir. Supprimer le reste : vieillesse, rides, bourrelets, cheveux blancs, varices, cellulite. Supprimer les défaut de la femme. Épiler les poils, partout. Maquiller pour cacher, figer, redresser les traits et leurs donner une allure définitive. Tracer la forme de sa bouche, des sourcils, des paupières, des joues. Plus de traits qui partent de travers. Sculpter le mouvement, l’empêcher. Enfermer les pieds dans des chaussures trop petites, enfermer la taille dans des corsets, la poitrine dans les soutiens-gorge.
Karl Schenker était l’un des photographes les plus réputés parmi les femmes mondaines du Berlin des années 20. Les actrices, danseuses et femmes du monde se précipitaient chez lui pour se laisser immortaliser sur ses pellicules. La touche de Schenker ? Des fonds flous, des visages lisses, des voiles et des fourrures. Il retouchait ses photos. Donnait à ses « muses » un air presque irréel. Transformer la femme en une créature parfaite et vaporeuse, flottante. Immobile. Les femmes ne lui suffisent pas. Trop « vivantes » et imparfaites sans doute. Il continue son œuvre avec des poupées mannequins figées. Poupées de cire au visages blancs et glacés. Il les maquille, les habille, les coiffe, les positionne selon sa volonté. Enfin ! Des modèles qui répondent exactement à ses désirs. Notre photographe fétichiste manipule ses femmes gelées avec une précision presque pathologique. Rien ne dépasse. Contrôler.
Corps des femmes et art. Les deux sont historiquement liés. Maîtriser le corps, son apparence, c’est atteindre l’esthétisme, l’élégance, la beauté, le sublime. Bien sûr, les normes de beauté changent au gré des époques, des cultures et des modes. Mais dans notre sphère occidentale on retrouve toujours cette volonté de « calmer » l’aspect sensuel du corps, tout de qu’il aurait de tordu, fou, relâché. Pour atteindre un idéal esthétique. Cet idéal c’est la danseuse étoile. Celle qui vole et glisse plus qu’elle ne se déplace. Tout ce qui gracieux, mélodieux, doux. Rassurant.
A notre époque, il faut durcir le corps par le sport, éliminer toutes traces de gras disgracieux. Avant les années 70, les femmes prenaient par exemple extrêmement soin de leur chevelure. Celle-ci devait être complètement « plaquée » contre la tête, avec rien qui ne dépasse. On retrouve aujourd’hui encore des traces de cette normes. Surtout contre les femmes noires. Idéaux de beauté représentés chez la femme blanche fine. Pendant longtemps, les cheveux crépus, les coiffures afro, c’étaient pas acceptées. Pas professionnelles, sérieuses, pas acceptables. Les femmes noires étaient obligées de se lisser les cheveux, alors que cela demande énormément de temps, sans compter l’utilisation de produits chimiques ou de lisseurs, qui sont agressifs pour toute chevelure.
Bien sûr, ces normes qui s’imposent aux corps ne concernent pas que le corps des femmes. Les hommes aussi doivent prendre soin d’eux. Se contrôler. Utiliser parfums viriles et produits cosmétiques pour mâles, se raser, garder les cheveux courts, les plaquer avec de la cire, fréquenter la salle de sport, porter des chemises blanches et repassées.
L’espace rassurant
Toutefois, la femme représente un autre niveau. Elle est l’intérieur, l’espace rassurant. Elle doit être associée à la maison, la famille, les enfants, le temps du repos et du calme. Elle doit incarner, représenter cet idéal. Le corps de la femme doit être un espace stable. Zone rassurante, chaleureuse et contrôlé. Contrôlable surtout.
La maison est son binôme et c’est pourquoi nous tenons tant à la propreté de nos intérieurs. Là ou la poussière n’a pas sa place. La maison est en dehors du temps. Figée et lisse, parfumée et silencieuse. Avec rien qui ne traîne ou n’est pas à sa place. Nous structurons nos espaces intérieurs autant que notre aspect extérieur. Nous construisons des bâtisses aux formes géométriques. Des façades blanches, brillantes, lisses, dures, froides, unis.
Le lieu où ce contrôle doit s’exercer le plus fort est sans doute la cuisine. Danger de l’ingestion d’aliments toxiques. Risque de maladie dans assiette. Tant d’êtres empoisonnés par leur pitance depuis les débuts du monde. Mais la nourriture reste « vie », malgré tout ce que l’on tente de nous croire à coup d’emballage plastique, d’arômes et de couleurs artificiels. Viande, poisson ? Pas seulement. Tout est issu d’un mouvement qui ne sait cesser.
Mais le désir de contrôle est plus fort. Jusqu’à l’absurdité. La vie sans la vie ? Est-ce possible ? La nourriture sans la pourriture, les plantes sans les insectes. Nourriture plastique. Qui doit être sans défaut. Surtout pour les fruits et les légumes. Produits chimiques, pesticides, agriculture intensive. Il faut tuer toute mauvaise herbe. Est mauvaise toute plante qui n’est pas là où on l’attendait. Définition du mal à tous les niveaux.
A l’échelle de la société…
Et la mauvaise herbe à échelle de l’homme ? La médecine moderne est là pour l’éliminer. Médecine moderne qui souvent nous sauve, mais qui nous fragmente aussi à l’infini. Diviser le corps. Gynécologues, dentistes, ophtalmologistes, orthodontistes… La liste est sans fin. Séparer le corps de l’esprit. Psychologie, psychanalyse. Soigner ? Mais aussi définir comme pathologique tout comportement qui passe du calme à l’agitation. Tout ce qui n’est pas complètement contrôlable. Hystérie pour les femmes, hyperactivité pour les enfants. Pilules, hypnose. Ce qui grouille et nous fait peur ? Les fous et les agités.
Mais pas que. Tout les êtres instables dérangent. Et sont exclus. Les personnes qui vont trop vers la mort, les personnes âgées, sont rejetées et cachées dans des maisons isolées. Pas le temps de s’en occuper, les odeur ne nous plaisent pas, les premières pertes de mémoire et le début de la faiblesse nous troublent. Nous qui souhaitons garder le contrôle jusqu’au bout… De mêmes, toutes les personnes un tant soit peu « différentes » sont regardées d’un œil inquiet. Personnes non-valides, amputées, atteintes de maladies génétiques. Mais également les personnes au physique qui diffère légèrement de celui qui se donne comme norme. Personnes noires ou brunes, yeux bridés ou cheveux frisés.
Politiquement on ne s’empêche pas de rejeter et d’exclure plusieurs groupes de personnes. On leur laisse peu de place dans les lieux publiques. Ce qui grouille ici, c’est la misère, la pauvreté, les sans-abris. On ne peut pas les éliminer à coup d’insecticide. Alors, on leur empêche de s’assoupir sur les bancs et dans les gares. De s’assoire dans les rues ou de pouvoir utiliser les sanitaires publics. On leur rend la vie plus difficile.
La cité n’aime pas ce qui lui est étranger, ce qui la surprend. Trop dangereux le mouvement ? Tout changement est à limiter. Pas trop de liberté, pas trop vite. La moindre remise en cause de nos valeurs met 50 ans à éclore. Lisser, aplatir. Forcer les choses à aller le plus lentement possible. Sexualité, sexualité féminine, écologie, racisme. Ne pas aller trop vite. Surtout pas trop vite.
Grouille, grouille
Grouillent, grouillent, grouillent les choses. Dans nos placards et dans les ruelles. Grouillent. Sous les lits et dans les maisons vides. Petits mouvements et grands élans. Insectes, peuples, formes vivantes.
Bonjour insecte qui farfouille mon placard, arriverais-je à te regarder sans animosité ? Toi que je rejette de ma forme maison. Frères et sœurs pourtant que nous sommes.
Aux surfaces grouillantes,
à vos cauchemars
à nos espoirs
[Le sujet étant très large, toutes ses différentes facettes n’ont pas pu être abordées, notamment le thème de la sexualité. Donc….à suivre !]
Fragment de la fin :
Se laisser pour une fois surprendre par une œuvre d’art grouillante ?
La Casa Lobo de Cristóbal León et Joaquín Cociña. Un beau et surprenant film d’animation chilien en stop-motion. Plutôt que de nier et éliminer le moindre élément « grouillant », on le fait venir près de soi et on le laisse se multiplier. Une œuvre instable du début à la fin.
Excellent article pour un état des lieux ou plutôt une exhumation grouillante et quasi exhaustive de nos hantises et angoisses! J’avoue que l’évocation de certains passages m’a « incommodée » pour employer un mot « sous contrôle »… Merci La Fragmentation!
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Merci beaucoup ! Oui, moi-même en l’écrivant d’ailleurs… on échappe pas si vite à ce que l’on est..!
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