La bouche de la mer

Et pourquoi l’eau n’aurait-elle pas le droit de chanter ?

 

 

 

L’Orgue Marin

 

3

 

L’histoire que nous allons vous raconter s’est déroulée en été, au bord de la mer Adriatique. Un été d’orages, où le vent avait tenté de rassembler terres et eaux. Sans succès. Là-bas, sur la côte, il y a la mer qui pleure. Du moins, on a donné à la mer le pouvoir de gémir, on lui a offert une voix pour qu’elle nous parle.

Voici ce qu’il s’est passé.

Cet été là, la fille avait traversé le pays, longé la côte. Ici, pas de plages, pas de sable doux ni de végétation luxuriante. Seulement des vagues qui se brisent sur les roches claires et pointues. Sur les petites grottes et les anfractuosités que l’eau a lentement creusées. Sur les îles éparpillées et isolées. Les terres ont abrité des dizaines de peuples et les mers des milliers de navires.

La fille avait fini par atteindre une petite ville bordée par l’eau. Ici, on vit près de la mer, avec elle. C’était une ville rouge et sable à l’histoire meurtrie, qui fût plusieurs fois détruite par les guerres des hommes. A chaque fois, la ville fût reconstruire sur ses cendres et ses ruines. La ville se souvient.

C’était la fin de l’après-midi. La fille marchait sur les pavés et glissait entre les rues. Elle découvrait le centre urbain. Elle a commencé à entendre des bruits étranges. Une sorte de chant grave et sourd. Elle s’est approchée de l’eau. Après avoir traversé le port, elle a atteint une sorte de pointe, un grand espace nu et clair comme un blog de béton. Il y avait de longues marches où l’on pouvait s’allonger. Le sol était tout lisse. Les marches descendaient vers la mer. Seules les dernières étaient verdies et tâchées. Ce sont celles sur lesquelles l’eau clapote et rebondie. Les longues marches étaient trouées par endroit. On distinguait des petites ouvertures de forme carrée, comme des gorges miniatures.

Les sons étranges sortaient de ces petites bouches. La fille s’est penchée sur elles et elle en a approché son oreille. Elle a compris. Lorsque les vagues tapotaient le bord des marches, elles étaient aspirées dans des galeries souterraines, des longs tubes dissimulés sous le sol blanc. L’air bousculé se faisait ensuite l’interprète de l’eau.

La fille se trouvait en réalité sur un espace de rencontre entre air et eau. Elle était assise au-dessus des larynx de la mer.

Elle a écouté.

L’air racontait tous les événements que la mer rencontre. Il racontait chaque baigneur et chaque baigneuse qui plongeait, chaque bateau qui passait, chaque souffle de vent qui rencontrait l’eau. L’air racontait les tempêtes passées, il parlait des poissons qui nagent en bans dans les environs et des oursins qui glissent lentement au fond du port.

Elle est restée.

Le soleil avait commencé à se coucher sur cette petite ville. Et, au fur à mesure que le ciel a commencé à devenir rouge, plusieurs personnes se sont approchées pour le regarder. Elles s’asseyaient sur les marches. Regardaient la lumière sombrer tout en écoutant les murmures de l’eau. La mer parlait du ciel qui devenait noir et des gens qui le regardaient. Pendant longtemps, les gens sont restés posés là, au bord de l’eau.

La fille ne bougeait pas. Bien que la nuit fût tombée, la mer ne pouvait plus se taire. Elle ne pouvait plus cesser de gémir, de dire toutes les paroles qu’elle avait tues depuis la naissance de la terre. Elle pleurait tout ceux et celles qui étaient morts en elle. Elle pleurait tout ce qu’elle avait elle-même fait taire. Elle racontait l’histoire du pays. De tout ce dont elle s’était chargée et encore chargée. Depuis l’Antiquité et depuis plus longtemps encore.

Elle a dit à la fille qu’elle parlait ici jours nuits depuis 10 ans. Depuis ce jour où elle avait découvert la parole.

Alors la fille est restée là. Longtemps. Ce fameux jour de cet été d’orages. Elle s’est allongée au bord de l’eau et elle a patiemment écouté tous ces récits qu’on lui délivrait. L’air était noir et doux. Les pleures de la mer pouvaient s’étaler dans cet air libéré, infini car privé de lumière. Elle a écouté ces chants qu’on ne pouvait plus interrompre ni cesser d’écouter. Pendant quelques minutes, elle a été très vieille.

Et puis, elle est partie. Elle a dû partir alors que la mer continuait de parler.

Une voix lui a été donnée. Une bouche.

Il est temps de

 

 

 

[photos libres de droit modifiées]

Inspiration : l’Orgue Marin de Zadar et le Salut au Soleil

Ces œuvres ont été réalisées par l’architecte croate Nikola Bašić

 

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une fable est un texte littéraire court qui permet énormément de libertés. Située au carrefour du conte, de la nouvelle et de la poésie, toute fable donne du sens, du sens à volonté, mais elle peut toujours reprendre ce qu’on lui prête. 

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