La Géante

Lorsque ce matin-là elle a grandi jusqu’à devenir géante, elle a du même coup découvert la réalité du monde depuis les hauteurs… Mais que devient la vie quand on est plus grand que toute forme de vie ?

 

 

La Géante

 

L’autre jour, au petit matin, elle s’est mise à grandir. Elle ne sait pas vraiment ce qui a enclenché le processus, elle n’a pas vraiment compris ce qui arrivait, mais tout à coup, sans prévenir, son corps a commencé à s’étendre et à s’allonger.

Elle raconte. Elle raconte son histoire de géante.

 

C’est un matin gris. Les nuages, au dessus de sa tête, sont si épais et si lourds que l’on ne sait même plus si le ciel existe. Il pleut sans interruption depuis quatre jours. Mais pas un crachin. Une pluie dense, froide et bruyante. Les gens disent que cela n’a pas de sens, qu’on n’a jamais vu autant de pluie en plein mois de juillet. Mais pourtant c’est ainsi.

Alors elle commence à grandir.

Tout d’abord, elle s’attache à contempler ce phénomène étonnant. Elle regarde vers ses pieds. Lentement ils grossissent. Ils prennent la taille d’une voiture, puis celle d’une maison, d’un immeuble, d’une petite montagne. Ils ont quelque chose de presque grotesque. Quant à ses jambes, elles sont maintenant si longues et semblent si fines que l’on dirait presque des serpents. Qui ondulent légèrement. Mais à la verticale. Ses mains sont tellement imposantes. Il n’y a plus un seul objet sur Terre qu’elles ne pourraient saisir sans le tordre et l’écraser. Elle sent son cœur battre avec la force d’un volcan et son sang couler dans ses veines comme autant de fleuves.

Elle écoute. Tous les bruits du monde se sont dilués autour d’elle. Elle n’entend plus qu’une sorte de bourdonnement ou de légère vibration qui lui bouche les oreilles et l’isole. Elle analyse sa nouvelle condition. Depuis les hauteurs il fait à la fois plus froid et plus chaud. L’air est plus pur, mais aussi plus rare. Il lui fait légèrement mal quand elle l’inhale. Ses tempes battent comme des tambours.

La ville et ses alentours sont vraiment très différents de loin. Elle voit tout selon une nouvelle perspective. Elle n’est plus dans la rue. Elle n’est plus sur les pavés. Elle n’est plus située. Elle n’est plus . Elle est partout à la fois. Elle voit les blocs de maisons, les grandes artères et les autoroutes, les champs, les groupes de champs. Tout cela elle le saisit en un seul regard. La zone urbaine. La zone industrielle. La zone rurale. Tout cela en un seul regard. Elle voit les fermes aussi, les usines, les petits pâtés d’arbres, les lacs. Plus elle prend de distance et plus l’agriculture recouvre de surfaces, découpe la terre en une multitude de formes géométrique ou de petits carrés. Un damier. Jaune, rouge, vert, brun. Les routes sont si étroites. Elles s’entrecroisent comme des veines. Percent les bosquets et les forêts. On voit les voitures, de plus en plus minuscules. Elles s’agitent comme d’insignifiantes bactéries. De petites choses adorables, somme toute.

Oui vraiment, de loin, on ne peut éprouver que de la tendresse pour les choses. Toute la colère, toutes les frustrations se diffusent ou disparaissent. Vraiment, quelle importance ?

Elle s’éloigne encore.

Elle grandi tellement qu’elle atteint la première couche des nuages. Elle l’a perce et elle l’a dépasse. Sa vision, pendant un instant, perd tout repère. Blanc. Blanc. Blanc. Tout autour d’elle. Plus de bas ni de haut, plus d’orientation. Rien que du blanc. Du blanc.

Elle ne voit plus rien, ne sent plus rien. Elle croit perdre l’équilibre. Elle a peur de tomber. De s’écrouler sur le monde. Alors, elle s’élance en avant, sans réfléchir, prise d’une panique brutale. Elle parcourt l’espace ou tente de le faire. Elle craint à tout instant de se heurter à un obstacle invisible. Elle a l’impression de disparaître, de se dissoudre dans l’air. Elle ne sait pas si elle progresse ou demeure sur place. Elle ne sait pas si elle nage, flotte ou court. Elle sent une peur qui gronde en elle. Mais pas une peur d’humaine. Pas une inquiétude perçante ou un stress passager. Une peur de montagne. Une peur vibrante.

Mais déjà elle n’est plus montagne. Elle est plus grande encore.

Alors elle retrouve la vue. Elle voit au-delà des nuages. Au-delà de ses propres yeux. Elle est près d’une grande surface liquide.

C’est la mer. Les côtes. Fragmentées, irrégulières. Les nuages se dispersent en un troupeau tranquille. Ils ne recouvrent plus que partiellement la terre. Sur certains pans les berges sont totalement aménagées, bétonnées. La frontière entre mer et terre est alors abrupte, coupante.

Les yeux grands ouverts, elle continue à s’éloigner, piétine la mer, découvre les premières eaux profondes. Plus elle va loin et plus le ciel s’éclaircit. Elle se découvre une vision perçante. La mer n’est pas uniforme. Elle change de couleur par endroit, se recouvre de tâches plus sombres ou de petits points blancs. Au bout d’un moment elle est si loin des terres qu’elle ne voit plus rien que le monde marin à portée de vue. L’eau brille tant qu’elle en fait presque mal aux yeux. D’autres couleurs, plus surprenantes, apparaissent. Du violet, du rose, de l’orange. Peut-être qu’elle hallucine, qu’elle rêve. Le monde qu’elle contemple est si tranquille.

Quand elle arrive de l’autre côté de la mer, elle a la surprise de constater que les berges sont différentes ici. Plus sauvages, plus progressives. De grandes plages recouvrent le rivage et s’étalent parfois sur de longs kilomètres. La marée est basse. Le sable s’enfonce dans l’océan, comme pour l’assécher et le boire.

Sur ces nouvelles terres il y a à nouveau des champs. Mais pas de grandes villes. Des petits villages et des hameaux. Des rivières, des fleuves entourés de grands arbres verts et touffus. Il y a plus d’épaisses nappes de nuages. Ils se sont tous éparpillés, disloqués en surface. On se sent bien d’en haut. La vue est calme, apaisante. Le temps s’étire. On ne le sent plus ni sur soi ni en soi. On n’a plus besoin de réfléchir, on ne sent même plus son corps. Il est bien trop grand. On ne peut plus le parcourir. On ne rampe plus au sol. On plane. On vole.

Elle observe les couleurs. Elle remarque qu’elles finissent par se fondre et s’harmoniser. Il n’y a plus de contours nets, les frontières disparaissent. L’univers gagne enfin une certaine unité. Une certaine cohérence.

C’est beau.

« Je crois que je suis le monde », pense-t-elle avec émotion.

Le bout de ses doigts pénètre vraiment l’air, pour la première fois. Ils se rencontrent, se touchent, se mêlent l’un à l’autre. Sa peau devient poreuse. Sa peau rentre dans l’air et l’air rentre en elle. Chaque mouvement est à la fois un mouvement absolu et un non-mouvement. Tout est oublié, effacé, sinon ce contact qui est aussi un non-contact.

Bleu, bleu, bleu, vert, blanc, vert, lumière, lumière, l’air, l’air, l’air.

« De rien d’autre, je n’ai besoin de rien d’autre. Je resterai à jamais ici. »

La nuit tombe. Elle se sent bien. L’obscurité est belle. Bleu, bleu, bleu, noir, noir noir, nuit, nuit, nuit.

Mais, alors qu’elle se plonge de plus en plus profondément dans cet état second – ou premier – une autre voix, sourde, lui répond en écho. La prend à partie. L’accuse de l’avoir piétinée. De l’avoir blessée. La voix vient d’en-bas. Elle est aigu, stridente. Vraiment désagréable. Elle fait mal à ses oreilles. Pourquoi vient-on la déranger ?

« Je ne fais rien, je regarde, je regarde le monde. Je ne suis qu’un œil, l’univers pénètre mon œil et mon œil est l’univers. Je ne peux plus faire de mal. Oublie le passée. Laisse-moi, ne me dérange pas. Je ne veux plus être dérangée. »

Pourtant, déjà, elle hésite. Il lui serait très pénible de devoir se retourner, de devoir s’attacher à des détails. Elle n’en est plus là désormais. Elle regarde au-loin, tout autour d’elle. Elle regarde en haut, aussi. Elle cherche les limites du ciel. Elle ne regarde plus vers ses pieds. Quelle importance ? Et puis, son ombre risquerait de toute façon de gâcher quelque peu la vue. L’autre voix lui semble absurde, inutilement agressive. Elle veut être de nouveau tranquille, se laisser bercer par les murmures du vent et l’évolution progressive des paysages. Elle veut voir, elle veut tout voir.

Mais l’autre voix ne lui laisse pas de répit. Elle l’enjoint à regarder en arrière, dans ses propres traces. Elle veut lui faire baisser la tête.

La lutte s’éternise.

« Tu crois voir, tu crois tout voir, mais tu es devenue aveugle. ».

Elle se sent fatiguée maintenant. Elle a conscience que ces paroles aigres ne vont plus la laisser en paix. Et puis, elle est tellement large que ses forces se sont diluées, elles aussi. Elle n’est plus vraiment en état de concentrer sa puissance, de se défendre. A contrecœur, elle finit par pivoter. Elle baisse les yeux.

Elle sursaute. Elle ne comprend pas. Elle ne comprend pas ce spectacle de désolation qui est là et lui fait face.

Chacun de ses pas – car contrairement à son sentiment de fusion avec l’univers son corps semble bien être resté tangible – a laissé une énorme empreinte sur le sol. Certains ont formés des trous profonds, d’autres d’immenses cratères. Tout ce qui s’est trouvé sur son passage a été écrasé, anéanti. Ses mouvements, ses gestes, ont créés des courants d’air brutaux et des bourrasques, elle a fait trembler la terre en de nombreux endroits, des fleuves ont débordés et inondés les champs, quelques villages ont pris feu. Les villes se sont plongées dans l’obscurité. Plus rien ne fonctionne. En plissant les yeux elle remarque même que de nombreuses voitures se sont encastrées les unes dans les autres. Certaines des habitations qu’elle a trouvées si charmantes ne sont plus que ruines. Elle se met à pâlir à toute vitesse. Elle est prête à défaillir. Heureusement elle est beaucoup trop loin pour entendre les cris, les alarmes, pour voir les blessés et les morts, les troupeaux décimés, les poissons échoués par milliers sur les plages. Elle aurait souhaité ne jamais avoir vu cette catastrophe écologique.

Une tristesse infinie coule en elle. Un désespoir innommable. Son énergie commence à s’écouler lentement hors d’elle-même, elle ne s’agrippe plus au ciel qui l’entoure. Son énergie s’échappe de son corps et se dirige vers le monde, pour tout effacer, pour tout reconstruire. Petit à petit elle sent qu’elle se vide de sa matière et reprend sa taille initiale. Elle pleure. Elle pleure son corps de géante. Et ses larmes, emportées par le vent, sont son corps qui se dilue. Se sont ses larmes, ses chairs qui lui sont prises pour guérir ce qui a été détruit. Le sol se rapproche à toute vitesse. A mesure qu’elle pèse moins elle se sent plus lourde. Elle se sent prise en étaux, écrasée, l’air est dur, sa tête tourne et lui fait mal. Elle a même l’impression d’être broyée par les choses. Elle a peur de mourir. Elle s’effondre.

La voix reprend :

« Voilà le matin qui se lève. »

Puis, c’est finit.

Elle est revenue au monde. Elle est située entre deux rues. Elle ne sait plus comment retrouver l’équilibre. Elle ne sait plus marcher. Elle est perdue. Ou suis-je ? Que faire ? Les façades des immeubles sont si imposantes devant elle et sa vision si étroite. Chaque geste lui demande un effort infini. Tout est redevenu détails, fragmentations.

Que faire ?

 

Non, non, il ne faut pas douter. Elle ferme les yeux. Elle arrête de penser. Elle avance légèrement ses mains en avant, relève son menton. Lentement, prudemment, elle se met à avancer, puis à courir, elle trébuche contre les pavés et se heurte aux murs. Mais elle ne s’arrête pas. Elle évite les voitures, prend garde aux passants et aux petits animaux. La pluie s’est arrêtée mais le sol est toujours couvert de flaques. L’eau éclabousse ses jambes et ses pieds.

 

Elle rit.

 

 

[Un autre Fable, extraite du même recueil de textes est disponible ici]

 

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une fable est un texte littéraire court qui permet énormément de libertés. Située au carrefour du conte, de la nouvelle et de la poésie, toute fable donne du sens, du sens à volonté, mais elle peut toujours reprendre ce qu’on lui prête. 

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Une réflexion sur « La Géante »

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