Construire une narration circulaire, ou boucle narrative, c’est toujours nier une partie de la réalité, c’est tenter de donner une réponse satisfaisante qui en réalité ne satisfera personne, ou presque. Un système bien réglé est certes satisfaisant à l’œil, les concepts et valeurs qui se croisent habilement sont bien sûr jouissifs pour un corps aux capacités limitées. Mais cette narrativité, si elle a pu ou peut encore nous tenter, ne peut plus faire sens. Car chaque être, aujourd’hui, est être fragmenté.
Nous ne pouvons pas toujours nier cette problématique d’être fragmenté.e. Nous ne pouvons pas toujours construire et
Syn-thé-ti-ser.
Il y a un problème.
Le problème est l’impossibilité même de la construction pure. Les bases sont toujours instables (friables) et le dire n’est jamais complètement dire.
Pourquoi ?
- Dire quelque chose, mais toujours aussi fermer quelque chose. Donner une direction. L’imposer même. C’est mettre les choses dans un certain ordre. C’est mettre une image à peine transparente devant les yeux des autres.
- Dire quelque chose c’est parler depuis un lieu, un espace précis. Depuis une histoire. Une origine. Une identité. Il n’y pas de parole neutre. Pas de parole irréprochable. C’est ainsi.
- Dire quelque chose c’est parler à quelqu’un. Même si ce n’est qu’à soi-même. Apprendre à parler c’est apprendre à s’adresser à. Dire un mot c’est parler à celui.celle qui connait les mots. C’est couper de son champ les autres.
- Dire quelque chose c’est parler dans un certain état. Le corps parle et remue. A tout instant son discours mute. Son langage est parfois flot continu, parfois soubressaut brusque, parfois rictus crispé, mouvement discontinu. Il faut laisser aller. On ne peut pas tout contrôler. On ne peut pas rendre tout lisse et tout plat.
Le dire doit donc avant tout prendre conscience de ses limites.
Et la parole de ce qu’elle n’est en vérité qu’une partie du dire.
Elle qui est l’expression même de l’identité fragmentée (elle est seulement dentelle sur l’infinité de l’espace – et ce n’est jamais que l’espace qui façonne ses pouvoirs)
Alors pour dire, pour vraiment dire, il faut donner à la parole la chance de se fragmenter. Il faut reconnaître sa nature d’être friable et d’être silence. Elle devient parole ambiguë, insoumise. Parole et donc parole inadaptée (elle est toujours entre les zones, aux frontières du réalisé). Elle trace quelques contours, elle tente elle-même de se saisir, de se décrire, elle approche plusieurs phénomènes, joue avec ses matériaux et les détruit s’il lui en vient l’envie. Elle veut dire l’insatisfaction du dire. Elle se voit elle-même comme sévèrement problématique, c’est comme ça.
La fragmentation est une tentative de réponse plurielle. Elle est prise de parole sur des sujets divers. Elle n’hésite pas à explorer, à interpréter, à questionner la réalité sous son angle bien à elle, mais sans cesse elle revient à la vrai expérience, au vécu, à ce qui semble le plus vrai. On peut parler de tout mais on parle surtout bien de ce que l’on connait. La fragmentation n’a pas peur de s’enrichir de sources diverses quand sa parole ne suffit plus. Mais toute plurielle que la fragmentation souhaite être. Elle reste seulement une réponse.
La fragmentation n’est pas, ne sera jamais un puzzle. Entre les différents fragments il y a toujours une matière manquante, qui a été détruite lors de la fragmentation et qui s’appelle espace. L’espace disponible, c’est la parole autre, qui s’avance et doit être reconnu comme telle. Tenter de boucher la matière manquante cela s’appelle cimenter. La cimentation c’est l’action inverse de la fragmentation, c’est la tentative de détruire toute possibilité de tentative autre. C’est priver l’autre de ses outils. C’est lui dire :
Ta langue n’est pas une langue. Ton identité n’est pas une identité. Ta culture n’est pas une culture. Ta problématique n’est pas une problématique. Il n’y a pas de place pour toi. Tu n’es pas sujet, tu n’es pas présence.
Cimenter, c’est boucher tout l’espace disponible – et donc libre.
Nous ne cimenterons pas les fragments de la fragmentation. Vous pouvez tenter de les assembler mais vous n’obtiendrez jamais de forme.