La Place

Nous entretenons toujours une relation particulière avec notre lieu de vie. Il nous module, incarne au moins une partie de notre histoire. Mais à quel point est-il important de pouvoir se désigner un « chez-soi » ?Une place bien précise quelque part dans le monde, une communauté à laquelle on se sent parfaitement ou au moins en partie intégré ?

 

ÊTRES VIVANTS ET MILIEUX

Nous, êtres vivants, sommes dépendants du milieu qui nous façonne autant que nous le façonnons. Il fait que nous vivons selon une certaine façon et selon un certain ordre. À nous humain, il nous donne nos habitudes, nos pratiques et les mots que nous mettons sur celles-ci. Autrefois, notre nom correspondait tout simplement à notre lieu d’origine, à notre classe sociale, à notre profession, il disait déjà nous étions situés et comment, et les noms à particules rappelais bien la singulière relation entre terres et identités. Déjà les noms de la noblesse trahissaient en se nommant l’injustice dans l’attribution de la terre.

Être de quelque part, être attaché à un lieu est un luxe que tous ne possèdent pas. Certains êtres ont de profondes racines, attachées au fond du sol et près de leur naissance. D’autres ne connaissent rien de la stabilité. Nous, humains d’aujourd’hui, vivons à une époque de renversements de toutes sortes d’ordres établis et de mouvements permanents. Les systèmes politiques changent, les valeurs, les gens quittent les lieux, les requittent ou les retrouvent, ils changent de métiers, changent de vie ou changent de relations. Changent même de langue, de nationalité. On part. Parfois parce que l’on nous y force.

Mobilité, vagabondages, fuites, rejet des enracinements…

Alors il faut se demander, est-ce que tout être et, qu’il soit aussi bien plante, champignon, poisson, chien qu’humain, a besoin de planter ses racines quelque part pour pouvoir s’épanouir ? Ou, est-ce que notre génération est justement la preuve du contraire ?

 

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Où.

Où es-tu ? D’où viens-tu ?

Chaque être doit-il se sentir chez lui quelque part ?

Dans un espace qui soit son milieu.

L’endroit d’appartenance. Où il se sent orienté.

Le lieu qui serait son lieu ?

L’espace organisé auquel il est parfaitement adapté. Où chacun de ses modes correspond à une modalité du lieu. La place qui est à soi et la place où l’on peut être soi.

Sans cela, est-on condamné à errer, dériver, à chercher sans pouvoir trouver jamais ?

A être une surface dans le lieu et jamais une matière qui le rencontre ?

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LA RACINE

Le mot déraciner renvoie toujours à un même événement : l’arrachement. L’arrachement d’un élément hors de son sol natal. Le déracinement est éventuellement suivi d’une tentative pour placer l’élément sur un nouveau sol.

 

L’action du déracinement implique de creuser autour des racines pour les séparer de la terre dans laquelle elles étaient solidement ancrées. Les racines sortent en une motte que l’on peut dégager pour mettre à nu les racines, retirer tout ce qui s´y était agrégé. Ensuite, on place les racines dans un nouveau lieu où, si tout se passe bien elles vont de nouveau se déployer et se lier à cette nouvelle terre – prendre racine. Elles se seront plus simplement posées sur cette nouvelle surface, elles seront dedans, elles en seront une partie.

 

Le déracinement est un terme qui fait directement référence à l’ère végétal. On déracine une plante, un arbuste, un arbre. Les racines des végétaux sont quelque chose de perceptible visuellement et matériellement.

 

Mais on utilise également le terme déraciner pour parler d’autres sortes d’êtres vivants, des animaux par exemple. Il est ainsi possible de déraciner un être humain de son lieu originaire, de sa terre natale ou Heimat comment on le dit si bien en allemand.

 

DÉRACINEMENTS HUMAINS

Aujourd’hui et, car beaucoup d’entre-nous sont mobiles et se déplacent sur la surface de la Terre, sans avoir jamais vraiment la possibilité de rentrer dans la terre qu’ils foulent, il semble nécessaire de se demander si cette privation d’un enracinement durable n’a pas de conséquences chez les êtres condamnés à errer en surface. Le traumatisme de l’errance. Car si la mobilité peut être un choix (encore que, un départ semble toujours ou presque le résultat d’un dilemme, la réponse à une insuffisance ou insatisfaction), pour beaucoup elle est liée à la nécessité économique, politique ou environnementale de migrer (bien que l’on parle de migration économique ou d´exil politique, l’une ne semble jamais aller sans l´autre (cf. Étienne Tassin, « Philosophie /et/ politique de la migration »).

Et comme le rappelle la poétesse britannico-somalienne Warsan Shire dans les premiers mots de son poème « Home »…

no one leaves home unless
home is the mouth of a shark.

 

you only run for the border
when you see the whole city
running as well.

[personne ne quitte sa maison/ à moins que sa maison ne soit devenue la bouche d’un requin/ tu ne cours vers la frontière/que lorsque tu vois la ville entière/qui y court aussi]

….Quitter sa « place » est toujours aussi souffrance.

L’enracinement des êtres dans un environnement, un système (écologique, familial, relationnel, professionnel, cosmique, philosophique ou spirituel qu’importe): une nécessité logique et/ou vitale ?

 

LA CITOYENNE LAMBDA

Je parle ici et maintenant depuis une place bien précise. Celle de la société française blanche provinciale du XXIème siècle de classe moyenne et sans confession religieuse. Je parle depuis un corps valide éduqué à être corps féminin et parole féminine. Mais pourtant je ne me sens pas de place. Je ne me sens pas de racines. Je me sens être de surface(s) et d´équilibre. De mouvement(s) et de fragmentation(s). Je ne me sens pas d’identité claire et précise et je n´ai pas le sentiment qu´il soit possible de faire la narration de mon existence.

J’ai des valeurs, des principes, mais ils sont en constante évolution. Je me sens toujours entre deux eaux. Entre plusieurs époques, plusieurs identités sexuelles, plusieurs langues, plusieurs États, plusieurs sphères géographiques et sphères de références culturelles, plusieurs classes sociales, plusieurs courants de pensée politiques. Je ne me sens pas engagée dans un espace, engagée quelque part ou engagée dans quelque chose. J’ai l’impression d’être un mélange de fragments divers et pas forcément cohérents. Je ne suis pas sûre d’avoir une identité, avec tout ce que cette identité peut signifier.

Phénomène général ou cas isolé ?

 

Mais c’est quoi au fond un phénomène de déracinement ? Qu’est-ce que ça va dire ? Comment est-ce que cela se présente ?

 

 

LE CHAT

J’ai une anecdote, tirée de ma perception d’enfant, qui pourra sembler un peu naïve, mais qu’importe.

Un jour – je devais avoir dans les 10 ans – je suis passée de la campagne la plus profonde à une petite ville de quelques milliers d’habitants, située à l’autre bout du département. Nous avions plusieurs animaux alors, dont un chat mâle âgé de quelques années. Lorsque nous vivions toujours au fond de notre lieu-dit, le dernier été, je me plaisais à tenter de suivre le chat lorsqu’il arpentait son territoire le soir, dans le jardin, les fossés, les routes et les champs, bien que je n’eus malheureusement pas le droit de l’accompagner bien loin. Je venais effectivement de lire un livre sur les chats, qui expliquait leur fonctionnement territorial et qui décrivait comment il parcourait plusieurs fois par jour leur fief et toujours selon le même itinéraire pour le défendre des intrus. Je trouvais l´idée que mon chat – celui-là même qui était en train de ronfler et baver sur mes genoux – puisse avoir une vie parallèle à l’extérieur de la maison et seulement connue de lui, absolument fascinante et j’aurais aimé le suivre partout pour découvrir son existence secrète et tenter d’entrer dans son univers qui se déployait parallèlement au mien.

Ensuite, peu avant la rentrée de septembre, nous sommes partis. Nous avons mis le chat dans une boite pour chats et nous ne l’en avons ressorti que quelques 130 kilomètres plus loin. Quand le chat a été lâché je n’étais pas présente, j’étais dans ma nouvelle chambre, sans doute en train d’ouvrir des cartons. Mais soudain, il est arrivé en courant et est venu se cacher sous mon lit, tout au fond. Je l’ai regardé et je ne comprenais pas. Le chat était terrifié, me regardait avec de grands yeux, il tremblait de tout son corps et poussait une suite de longs miaulements faibles.

Je ne comprenais pas. Je ne comprenais pas qu’on venait de violemment le déraciner et de le jeter d’un coup dans un nouveau lieu comme un tas de petites racines nues et secouées par tous les vents. Moi je savais que l’on partait et je savais où, je savais comment, j’était consentante. J’étais préparée pour ainsi dire. Le chat n’en avait eu aucune idée. On venait de le jeter dans un monde totalement étranger où il n’avait plus aucun point de repère. Son précédent territoire était une partie de lui et on venait de lui en priver. Il était sous le choc.

Mais le chat a fait de nouvelles racines, il était encore jeune et je me l’imaginais comme le chef du quartier. Nous sommes restés environ six ans dans cette maison avec un jardin en pente, au fond d´une petite rue tranquille. Et puis, nous sommes repartis. Dans une nouvelle maison à l´autre bout de la ville.

Le chat a refusé de partir. Plusieurs fois il s´est enfui et est retourné vers son ancien territoire, il rentrait de force dans notre ancienne maison qu´une nouvelle famille habitait désormais. Au milieu de lieux inconnus et de rues hostiles pleines de voitures son instinct l´orientait automatiquement vers son vrai chez-lui (où pourtant ne l’attendait plus de gamelle remplie de nourriture). Plusieurs fois nous l´avons ramené à nous de force, amaigri et affamé, car nous ne voulions pas le laisser mourir de faim ou qu´il soit retrouvé mort, écrasé, sur le bitume. Un bout d´un moment il a cessé de partir. Il a cessé de retourner vers sa place. Il restait à la maison, prenait du poids. Il était vieux désormais. Aujourd’hui il est mort.

 

Cependant, j’ai bien plus tard pris conscience que cette souffrance d’être-sans-lieu ou privé-de-son-lieu, se retrouvait tout aussi souvent chez des êtres humains, au travers d’histoires aussi complexes que douloureuses.

 

NUL PART A SA PLACE

Je pense à ce garçon. J’ai eu l’occasion de le connaître par le biais d’une amie, qui est également sa partenaire. Par la force de choses j’ai été amenée à discuter avec lui, bien que je me sois initialement méfiée de sa personne. J’avais vu à plusieurs reprises mon amie beaucoup souffrir à cause de son comportement.

Donc, ce soir là, nous discutons et, étrangement, il se sent plutôt en confiance avec moi, s’ouvre un peu, me montre de nouveaux aspects de sa personnalité. Je suis surprise qu’il me parle ouvertement de souffrances intimes alors que nous nous connaissons si peu. Rapidement il m’explique ; au fond de lui, quelque part, il nourrit beaucoup de rancœurs. Contre la société, contre plusieurs groupes, plusieurs communautés, contre plusieurs réalités auxquelles il a été confronté, contre son passé. Il semble ne se sentir intégré nul part. Il vient d’emménager à Paris et n’ai pas à son aise dans les quartiers de la ville. Les quartiers bourgeois, les quartiers noirs, les quartiers arabes, les quartiers alti’.

Physiquement, on pourrait dire qu’il ressemble plutôt à un arabe. Il a la peau métisse, assez claire, des boucles sombres. Pourtant il est noir. Son père est noir. Et sa mère est blanche. Il est né français mais à l’autre bout du monde, en Guyane. Il décrit ses premières années comme le paradis et parle de sa mère avec beaucoup d’amour. Ensuite il y a eu la séparation. Il dit avoir été brutalement arraché à son univers et jeté de l’autre côté de la mer, loin, près des côtes du Finistère. Après c’était fini. Sa famille, son équilibre, son environnement s’était décomposé. Il s’est refermé sur lui. Il est devenu dur. Pour s’intégrer il s’est agrégé à un groupe de petites têtes fortes. Ensemble ils bizutaient férocement d’autres élèves de leur collège. Pour s’intégrer il a nié sa propre réalité et son ancienne personnalité.

Aujourd’hui, si je l’ai bien compris, il se sent comme séparé de son corps et de son identité. Il parle de quelque chose au fond de lui qui est prêt à exploser et qu’il ne veut pas ou de peut pas laisser sortir.

Bien sûr je ne connais pas toute son histoire et je n’irai pas plus loin dans l’interprétation, mais sa colère et sa tristesse me fait penser à une autre sorte de désespoir que j’avais croisé un jour, par hasard.

 

SÉPARATION AU SEIN DE L'ÊTRE

C’était un jour froid et gris sur la pelouse géante de l’aéroport abandonné du centre de Berlin. Nous marchions, ou plutôt nous errions tranquillement avec une amie, dans cet espace immense où l’on finit toujours par perdre l’orientation.

Derrière nous on aperçoit un garçon qui cherche à nous rejoindre. Quand il arrive à notre hauteur il nous demande une cigarette. Mon amie lui en donne une, mais il ne l’allume pas. Il la garde dans sa main. Il reste près de nous et cherche à engager la conversation. En tant que femmes, nous nous méfions toujours des hommes qui cherchent à nous aborder au milieu de nul part. C’est ainsi malheureusement. Mais nous lui répondons.

Il s’avère qu’il veut parler allemand, alors je continue seule à échanger avec lui. Parfois, à sa demande, je traduis ce qu’il dit à mon amie et elle ajoute éventuellement quelque chose. Nous parlons de nos expériences mutuelles. Nous expliquons pourquoi nous sommes ici et depuis quand.

Il vit depuis un temps relativement court à Berlin, mais il se débrouille bien en Allemand. Il arrive de Turquie, mais il est Kurde, alors il n’apprécie guère le pays où il est pourtant né. Il est sans État en quelque sorte. Mon amie connaît mieux que moi la réalité politique des Kurdes, le PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (پارت ی کار که‌رێن ی کوردستان, ou  Partiya Karkerên Kurdistanê), qui est souvent considéré comme terroriste. Il parle de la culture kurde réprimée, de sa langue qui est interdite. De sa mère qui, elle, est issue de la société Turque. Il parle aussi de l’Allemagne, des cours d’allemand et de sa difficulté à s’intégrer, à rencontrer les allemands. Des démarches compliquées pour pouvoir travailler. De ses amis kurdes ici. Il n’a pas d’amis turques.

Il pose aussi beaucoup de questions sur mon mode de vie occidental. Si je rencontre des hommes, si je sors, si je fume,, si je bois, si j’ai une religion. Il explique que, selon la tradition de sa famille, si on trouvait sa sœur ici, en train de parler à un homme inconnu, ils devraient tuer cet homme. C’est ainsi.

L’échange est plutôt difficile, car nous n’avons pas du tout le même catalogue de références et valeurs. Je parle en un lieu qui n’est pas le mien, mais dans lequel mon intégration est plutôt favorisée, notamment grâce à l’Espace Schengen. Lui parle depuis un lieu autre, au-delà des frontières sécurisées. Mais même ce lieu autre depuis lequel il parle n’est pas vraiment le sien. Même son repère de valeurs dominant, sa famille, qui est toujours là-bas, en Turquie, n’est pas vraiment lieu stable et cohérent, de par sa mère qui est Turque, issue de la République Turque qui oppresse cette même famille. Alors il a l’air un peu perdu. Il ne sait pas trop ce qu’il voudrait dans la vie. Il dit qu’au fond, il voudrait mourir. Mais il aimerait revoir sa famille, avant.

Je suis incapable de l’aider car mes mots, issus de mon propre système de références, ne parviennent pas à l’atteindre. Je ne peux rien faire. Je ne sais pas. De plus, ce même système de références m’enjoint à me méfier de lui, de sa virilité dangereuse, de son ton légèrement agressif quand il me parle. Et puis soudain on arrive à la fin de l’espace vert et vide, aux grilles qui nous séparent de l’espace extérieur, des immeubles et de la route. Lui veut repartir dans le sens inverse, nous voulons sortir. Alors, nous nous regardons une dernière fois et nous nous disons au-revoir. Nous semblons peut-être un peu tristes, insatisfaits. Peut-être désemparés. Mais nous partons chacun dans notre direction. Vers notre propre espace de références.

Je garde son dernier regard dans ma tête.

 

Je suis avec mon amie sur la route. Elle est française, tout comme moi, mais dans quelque jours elle partira de Berlin et retournera dans sa ville adoptive, à Bruxelles.

 

L'EUROPE ET LE RESTE

Avec mes amis nous errons beaucoup de place en place. C’est facile ici pour nous européens, en Europe. Nous passons d’un pays à un pays, comme ça, dans un claquement de doigt. On a tous la bougeotte. On se rend visite dans nos villes respectives. On reste là de longs week-ends, et puis on repart. Tout ça grâce aux avions low costs si peu chers que l’on arrive à trouver. On s’en sort pour 50 euros l’aller-retour. Ensuite sur place, on dépense rien ou presque. On se débrouille.

Mais pourquoi ne peut-on plus s’arrêter de bouger ? On arrive plus à s’attacher à un bout de terre, à un endroit en particulier. On jongle entre plusieurs langues, on change régulièrement de logement et de travail.

Souvent j’ai l’impression que la fuite est devenue une nécessité logique pour mon être. Je divise mon existence en parcelles. Il peut m’arriver de disparaître sans trop donner de nouvelles. La stabilité ne me conviens pas, j’ai besoin de mouvement, d’équilibre.

Je suis entre. Je suis mobile.

Et cela, même si mon identité n’est pas fracturée, comme celle de ce garçon, noir sans que cela se voit réellement et français, mais venu de l’autre bout de la Terre ou celle de ce jeune migrant, venu de Turquie et né d’une mère turque mais oppressé et rejeté par son pays à cause de son identité Kurde. Je n’ai pas de déchirement en moi, alors d’où vient cette instabilité ?

 

HIER, AUJOURD'HUI

Près de moi actuellement, il y a ce livre qui s’appelle Le Cheval d’Orgueil. Pierre-Jakez Hélias, son auteur est mort un an après ma naissance. Dans son roman, il raconte son enfance dans une famille pauvre du pays bigouden, il y a tout juste 100 ans, à l’époque où tout le monde parlait encore breton là-bas. La réalité qu’il décrit m’est complètement inconnue. Pourtant elle n’est pas si lointaine, c’est presque celle de mes arrières-grands parents, presque celle de mes grands-parents, bretons mais de pays gallo, qui sont encore vivants et auxquels je rends visite dès que je rentre en France. 100 ans ça ne me paraît pas tant que ça. J’en ai déjà 24.

Dans le monde de Pierre-Jakez Hélias enfant, chaque chose est à sa place et chaque place est occupée. Chaque acte, geste de la vie quotidienne remplie une fonction précise et chaque étape de l’existence devient une cérémonie rigoureuse. Chaque initiative devient réponse à une précédente initiative.On sait exactement qui nous a prêté quoi et quand, qui nous a invité, qui nous a salué chaleureusement ou non. Tout le monde a sa place, même les plus démunis.

Un femme aveugle et sans biens mange à chaque repas dans une famille différente. Tout le monde se doit de l’accueillir au moins une fois dans l’année. Alors, elle revient toujours chez vous à la même date et ne se trompe jamais. Chaque jours correspond pour elle à un lieu et foyer précis dans lequel elle peut se rendre, remplir son estomac pour repartir ensuite. Elle sait.

Avec cette société, on obtient un tout ficelé et ordonné où tout se sait et tout est vu. Tout a un sens et chaque sens répond d’une totalité. On vit avec la terre. Selon les saisons, la météo, le temps des récoltes ou le temps de l’hiver. La vie est rythmée par de nombreux événements et fêtes et celle des enfants par de nombreux apprentissages. Apprendre à siffler, à utiliser le fléau, à porter la brouette. Apprendre à fumer, recevoir son premier pantalon, son premier couteau. Apprendre à faire les crêpes ou à coudre et broder pour les femmes. Avec des épingles, fixer une coiffe à sa chevelure pour la première fois.

Échouer dans une des étapes de son existence, ne pas rentrer dans le lieu déjà dessiné où l’on était sensé s’engager, c’est perdre l’honneur, perdre son cheval d’orgueil, le seul cheval que les pauvres ont jamais le moyen de posséder.

 

Car même quand on est pauvre, même quand on a rien, l’honneur nous garantie un endroit à nous sur Terre. La place c’est la dernière chose dont on peut être privé. Même le plus petit des êtres possède une place à sa mesure et il est en droit de la défendre :

 

« Mais rappelez-vous ceci, mon fils ! Un marquis a une très grande place dans ce monde et le pauvre Yann une toute petite. C’est ainsi. Mais que le marquis ne s’avise pas d’avancer un pied sur la place qui est à vous. Ne le supportez pas. Jamais. Écrasez-lui le pied tout de suite, quitte à vous faire traîner aux galères. Et Alain Le Goff d’ajoute, pour me rassurer : d’ailleurs, il n’y a plus de galères. »

 

A l’inverse donc de notre société actuelle, où les démunis sont justement ceux et celles qui sont pour nous privés de place, qu’ils soient sans-logement-fixe ou sans-papiers et qui ne sont pas reconnus comme membres véritables de la société.

 

"J'AI TOUJOURS ÉTÉ ENTRE DEUX" *

Lire Le Cheval d’Orgueil aujourd’hui, c’est rentrer dans un espace étranger. Surtout quand on vit seul dans une grande ville, qu’on n’a pas d’emploi fixe et qu’on est sans enfant. N’a-t-on plus besoin d’ordre, de stabilité ? On sait qu’on aura suffisamment à manger et qu’on pourra trouver un petit boulot sans peine, du moins quand on est jeune et en bonne santé, qu’on a des papiers et qu’on connaît plus ou moins la langue et les codes du lieu dans lequel on se trouve. On ne connaît pas la misère la plus extrême, la Chienne du Monde, comme elle était nommée en pays bigouden. Celle qui fait autant peur que l’Ankou, le serviteur de la mort, sinon plus.

Prenez garde à la Chienne du Monde / Qui vous saute dessus et n’aboie jamais

 

 

Il n’y a pas ici, où je me trouve, l’angoisse de la famine, et quand on a plus grand chose, on se dit simplement  « ben, je mangerai des pâtes ».

 

L’univers depuis lequel je parle n’est pas mieux ou pire que celui de Hélias enfant. Chez moi, il y a un peu plus de sécurité : je n’ai jamais faim ni froid, je ne brise pas mon corps au travail, il ne suffit pas d’un incendie pour détruire la totalité de mon existence. Mais à la fois il y a aussi moins de sécurité : je ne sais pas exactement qui je suis, je n’ai pas de rôle précis dans la société qui me construise une identité solide (cf. le grand-père de Hélias, dit le sabotier), je passe d’une chose à l’autre car il m’est impossible de devenir, d’être ce que je fais. Je suis en partie séparée de mes propres actes. Et je suis donc de même séparée des actes des autres. Ils vont et ils viennent, sans rien me devoir, tout comme je ne leur dois rien. J’ai ma famille, mais elle vit loin de moi et nos activités ne sont pas directement reliées. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, je n’y pense pas. Hier est déjà un autre monde. J’ai rarement de réponse à mes questions, je doute de tout ou presque. J’ai peu de certitudes. Ma vision du monde évolue de jour en jour, parfois brutalement.

Aussi brutalement que le monde d’Hélias entre le début et la fin de son roman. Car il l’explique en détails. Ce monde ordonné et fixe qui fut celui de son enfance a ensuite complètement disparu, surtout depuis la seconde guerre mondiale. Les jeunes partent en ville, quittent leur famille et leur milieu social, ils découvrent de nouveaux univers. Ce qui fut son monde et sa réalité est réduit à un pauvre « folklore » destiné à distraire les touristes venus de Paris ou d’ailleurs. Hélias a lui-même été un « transfuge de classe », autrement dit il est né dans une famille très pauvre de paysans sans terres et a ensuite fait des études, est devenu un intellectuel, homme de lettres. La coupure est très fortement présente en lui et c’est sans doute pour cela qu’il décrit si bien ce qui a été son enfance.

Cette réalité d’être transfuge est également très bien décrite par l’écrivaine Annie Ernaux. Dans ses entretiens avec Michelle Porte (Le vrai lieu, 2014) à l’occasion de la réalisation du documentaire Les mots comme des pierre. Elle y explique son sentiment de coupure entre son enfance dans la petite boutique d’Yvetot et son entrée à Paris dans un univers bourgeois.

Je suis passée dans un monde qui n’a pas le même ethos, les mêmes façons d’être, les mêmes façons de penser. Ce bouleversement reste toujours en moi. Même physiquement. Il y a des situations où je me sens…Non, ce n’est pas de l’ordre de la timidité, ni du mal-être. De la place. Comme si je n’était pas à ma vraie place, que j’étais là sans être réellement là.

 

Cette instabilité qui est la réalité de Ernaux est aussi l’essence de la mienne et peut-être aussi de la vôtre. En un sens, il est possible que nous soyons tous un peu des transfuge de nos jours. Perdus entre plusieurs mondes qui se croisent sans toujours se rencontrer. Remplis de coupures internes et de séparations.

 

L'ESPACE

Mais cette instabilité possède pourtant un avantage certain. Car le vide en nous devient espace. Espace d’ouverture et de possibilités.

Ainsi, je n’ai pas de Place dans l’univers, c’est vrai. Je n’en aurais peut-être jamais. Et je ne suis pas sûre non plus de savoir qui je suis. Tout comme bien d’autres d’individus qui croisent aujourd’hui mon existence. Qui parfois restent et parfois repartent. Mais j’ai de l’Espace, j’ai plein d’espace. Espace libre et ouvert et donc à même de pouvoir tenter d’accueillir celui ou celle qui diffère de moi et qui peut, ou non, m’apporter quelque chose.

Et là, je fais référence aux nombreux hommes et aux nombreuses femmes qui parcourent aujourd’hui l’Europe de long en large à la recherche d’un nouvel espace à eux, quand leur espace initial n’était pas à même de les accueillir, quand leur espace initial les a rejeté, qu’ils soient réfugiés, migrants, apatrides, et avec lesquels je suis amenée à partager sans pour autant les connaître, et je fais également référence à tous les êtres qui tentent de sortir des limites qu’on a tenté de leur poser, que ce soit leur sexe, leur sexualité, le choix de leur religion, de leur alimentation, de leur mode de vie, de leur mode de relations amoureuses.

Mon monde n’est pas ordonné, c’est ainsi. Je ne possède pas grand choses. Je n’ai pas besoin de propriété, je n’ai pas besoin de clôtures, je n’ai pas besoin de caméra devant mon immeuble. Je veux bien tenter de partager mon lieu avec l’Autre. Ensemble nous pouvons nous efforcer à construire un lieu pluriel qui lui appartienne autant qu’il m’appartient. A nous de trouver quelles seront les bases de ce lieu.

 

De cet espace de la fragmentation.

 

La Fragmentation.

 

 

 

 

[PHOTO: le monument « Aux bigoudens », réalisé en 1931 par François Bazin. Il met en scène des bigoudènes aux cinq âges de la vie : la grand mère, la mère, la soeur, la jeune fille et la petite fille. Il est situé à Pont L’Abbé, à quelques kilomètres à peine du lieu de naissance de Pierre-Jakez Hélias. Photo libre de droit modifiée]

* Citation de Annie Ernaux dans Le vrai lieu

2 réflexions sur « La Place »

  1. J’ai eu beaucoup de plaisir à vous lire, et la vidéo est belle, intense de sa vie, de son humanité, de ses émotions et de leur profondeur. Merci pour cela et aussi de votre passage aux Belles Sources, et d’avoir lu Edouard Glissant qui parle également de tremblement, de fragmentation, et de relation…

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